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Les organologues sont assez d’accords sur les faits suivants : le violon ou son prototype apparaît au début du XVIe siècle et est utilisé presque uniquement par les pauvres, les plus aisés jouant eux sur des instruments à cordes tels que les violes ou le luth. Cela soulève une question importante : pourquoi au début du XVIe siècle, le violon, invention su géniale autant sur le plan scientifique que musical, est si mal considéré et doit attendre un siècle pour être enfin utilisé en musique savante ? Pour accéder au dossier complet : Petites histoires du violon

 

Dans l’article VI : Le cri des violons aphones , nous donnions de l’instrument de musique la définition du dictionnaire : « objet utilisé pour produire des sons à des fins musicales ». Au cours des autres articles, nous avons pu nous apercevoir que considérer l’instrument de musique uniquement sous l’aspect utilitaire était par trop restrictif.

En effet, s’agissant du violon, notre représentation implique beaucoup d’autres dimensions : politique, économique, sociale, magico-religieuse, esthétique, etc. Si toutes ces dimensions ne sont pas conscientes, elles s’inscrivent néanmoins dans un schéma général, qui est celui du « fait religieux ». Il est en effet troublant (et amusant) de reprendre les grandes lignes de l’histoire du violon (telle que nous l’avons présentée), et de la comparer à celle de la Religion, en particulier judéo-chrétienne.

Examinons un peu les chapitres précédents, et commençons par l’origine du violon. Que nous apprennent les ouvrages d’organologie ? Tout d’abord, que l’on ne peut ni dater ni situer exactement où et quand le violon est apparu. Vraisemblablement en Italie du nord, dans la première moitié du XVIe siècle, sans plus de précisions. On ne connaît pas non plus le nom du ou des inventeurs de cet objet. En effet, nous pouvons le voir dans des tableaux dès 1505, mais le violon le plus ancien que nous connaissions serait un instrument fait par Amati, vers 1560 (et encore, les spécialistes ne sont pas tous d’accord : certains pensent qu’il s’agirait d’un faux). L’imprécision de ces éléments ont un effet : ils donnent du violon l’image d’un objet créé « parfait » dès son origine (tel l’Homme par Dieu selon la Genèse), et « révélé » à certains luthiers (comme l’aurait été la Bible), qui tiennent donc le rôle de « prophètes ». Puis arrive Stradivarius, qui aurait atteint le summum de la « perfection » dans ses œuvres, et ainsi montré la voie à suivre (tel le Christ). Ses productions sont autant d’» icônes », voir de « reliques » (voir article V : Magie, religions et croyances).

De plus, nous savons que, durant tout le XVIe siècle, le violon occupe dans la société une place paradoxale : instrument des Anges dans l’iconographie religieuse, mais instrument des pauvres et indigents dans la réalité (voir article I : le violon : projet politique). Ce n’est qu’à partir du XVIIe siècle qu’il est, d’un coup, considéré comme digne, au point de prendre le titre de « roi des instruments » quelque temps plus tard. Nous pouvons oser un parallèle avec l’histoire du christianisme : les premiers Chrétiens étaient méprisés, persécutés, puis l’Eglise chrétienne est devenue la première force de pouvoir au début du Moyen-âge.

Nous pouvons également analyser cette image ambivalente du violon au XVIe siècle par la sensation que les hommes de l’époque en ont eu : en effet, qu’ont-ils pu voir la première fois qu’ils ont été en contact avec un violon ? Un instrument de musique, certes, avec caisse de résonance, manche, cordes, tout comme les autres instruments qu’ils connaissaient déjà : vielles, violes et rebecs. Ils ont donc eu l’intuition que cet objet allait produire un son. Mais ils ne s’attendaient sûrement pas à ce que d’un instrument aussi simple et petit puisse émaner un son aussi puissant, sec et agressif (« rude », selon la terminologie de l’époque. Une telle fabrication, dont l’apparence contraste avec ses effets, a été considérée comme un «prodige » au sens strict du terme. En tant qu’objet « extra-ordinaire », le violon, suivant la logique de l’époque, a donc trouvé sa place parmi les Anges. Mais la réalité du son, en complet décalage avec le goût d’alors (trop violent et à la justesse trop aléatoire) a été relégué à des fins terrestres autres que véritablement « musicales ». Dès son origine, le violon porte la marque du surnaturel, et cette appréciation le fait entrer de facto dans le « fait religieux ».

Nous pouvons aussi évoquer le vocabulaire propre au violon : il a une tête, des ouies, un corps, des chevilles, un estomac, une poignée. Le chevalet a des pieds, des bras, des jambes, un cœur. Sans oublier «l’Ame ». Il est clair que l’homme a fait le violon «à son image », comme qui vous savez.

Nous avons établi des analogies entre le violon et le cadavre (article VIII : Le bruit et l’odeur). À noter que la forme caractéristique du violon (un haut resserré, un bas plus large, aux échancrures latérales et des coins saillants) peut s’expliquer par le fait que la table des premiers instruments à cordes était faite en peau d’animal (c’est encore le cas pour certaines harpes africaines). Cette silhouette typique, qui est en fait celle d’une dépouille dans son intégralité, engendre une sensation particulière, une attirance morbide. Et c’est bien cette relation qui lie les croyants à l’image du Christ supplicié, cloué à sa croix à l’instar des peaux tendues des premiers instruments.

Nous avons évoqué la dimension sexuelle du violon dans l’article VII : Violon et sexualité ». La forme de l’objet se retrouve dans des idoles en pierre datant du néolithique, qui sont en fait la représentation stylisée du triangle pubien. Le geste du musicien, le son qui en découle et la musique ainsi produite s’inscrivent de fait dans une démarche instinctive de plaisir, et peuvent être considérées (selon la définition freudienne) comme liés à la sexualité, puisque cherchant à procurer à son utilisateur une satisfaction physique et psychique. Néanmoins, ce n’est pas comme cela qu’est ressenti le plus souvent l’apprentissage de l’instrument, perçu comme particulièrement difficile, fait de sacrifices, de douleurs et de renoncements avant d’arriver à un résultat (si on y arrive). Or c’est bien ainsi que les religions (particulièrement celles de la Bible) conçoivent la sexualité : douleurs de l’enfantement, de la culpabilité et de la frustration, considérés comme des vertus. En clair, le violon, qui pourrait être appréhendé avant tout comme un objet de plaisir et de désir (ce qui ne dispense pas d’un certain effort toutefois) est bel et bien présenté au départ comme objet d’ascèse et de violence faite au corps. Objet religieux s’il en est.

Il est également une caractéristique du fait religieux de jouer sur la violation des schémas ontologiques. Pour faire accepter certains concepts illogiques, ou surnaturels, il est toujours bon d’y mettre une dose de raisonnement apparemment intelligent. Par exemple, l’Eglise ne pouvant apporter la preuve ontologique de l’existence de Dieu, elle est intéressée par la preuve historique de l’existence de Jésus. Une fois l’une établie, on ferait un pas vers l’autre…Les luthiers du XIXe siècle semblent avoir tenté la même démarche, en donnant une caution scientifique à l’idée reçue que les anciens violons (italiens en particulier) seraient de qualité technique et esthétique inégalée (voir article IX : L’image du luthier). Le respect des lois de la physique serait la raison de la supériorité sonore de ces instruments. Idem pour la beauté : pour certains violons considérés comme des summums de l’esthétique (des stradivarius, pour ne pas les citer) on a -à juste titre- remarqué qu ils avaient été conçus selon le fameux « nombre d’or », proportion « naturellement »la plus harmonieuse. Il existerait donc, en matière de qualité technique et esthétique, certaines règles, issues des lois de la Nature, dont le respect porterait à une forme de perfection. Nous avons là la description d’une morale objectiviste, liant la qualité et la beauté à des concepts extérieurs à l’homme et à sa volonté. Morale religieuse par excellence. Si cela avait été le cas, on aurait pu alors user de ces sciences pour fabriquer des violons modernes comparables aux anciens. Malheureusement, plus rien n’aurait alors justifié le prix de ces antiquités. Il fallut alors leur trouver une autre justification : un secret ! Et encore aujourd’hui, dans des revues scientifiques très sérieuses, paraissent des articles nous en donnant l’explication : un vernis particulier, ou un traitement du bois par oxydation ou hydrolyse (revue américaine « Nature », novembre 2006), ou encore telle potion à base de carapace de crevettes (authentique)…Un peu de science, beaucoup de mystère, voilà l’explication de la qualité et de la beauté de ces instruments. Mais rien qui nous définisse ce que l’on conçoit par « bon » ou « beau ». Nous sommes tenus de croire en ces concepts, comme des vérités.

Enfin, nous ne pouvons passer sous silence une notion indissociable à toute religion : celle du pouvoir. Notre théorie propose que le violon ait été à l’origine utilisé dans un but cœrcitif, imposé aux pauvres pour le bénéfice des riches, au nom de la morale chrétienne liée au travail et à la charité (article I). De plus, dans notre imaginaire collectif, cet instrument jouit d’un prestige sans pareil. Le qualificatif de « roi des instruments » lui est souvent associé. Dans l’article XI, Le violon dans l’inconscient collectif, nous le décrivions comme « marqueur social » d’une classe financièrement et culturellement aisées (d’une classe dominante, en fait).

Mythes, utilisation de la pulsion sexuelle et de la pulsion de mort, croyances, objectivisme, mystère, martyr, ascèse, pouvoir… Tous les éléments sont réunis pour donner à notre représentation du violon un caractère religieux. C’est lui qui en fait un objet sacré dans notre civilisation. C’est lui aussi, par sa morale, qui implique le fait qu’un violon soit « bien » construit (selon les « règles de l’art »), bien joué (n’oublions pas l’étymologie du mot « virtuosité », du latin « virtus » : la vertu). C’est à lui que correspondent les valeurs de travail, de temps, de pièce unique, donc de qualité et de prix. Mais si l’on remet en cause ces valeurs, cette morale, ce processus religieux, en produisant (par exemple…en Chine) des violons de très bonne qualité, en grande quantité, à la main, et ce pour un prix en complet décalage avec l’idée que l’on s’en faisait jusqu’alors, … tout l’édifice s’effondre. Le travail ne vaut rien, la tradition, le prestige de l’» artisanat d’art », le goût, tout ça ne vaut plus rien. À quoi bon ?…

À cela, deux réflexions : premièrement, tous ces violons ont un prix malgré tout. C’est l’ouvrier chinois qui paye, par son travail et son exploitation, ces objets aux prix si « démocratiques ». Et deuxièmement, on peut considérer cette révolution comme une chance. Cela peut permettre aux luthiers de se poser des questions sur le sens de leur activité. Les peintres l’ont fait avec la photographie, les musiciens avec l’enregistrement sonore, les compositeurs avec les logiciels de composition assistée. Il faut pour cela accepter de remettre en cause la « morale du violon », car elle est visiblement arrivée à sa limite historique absolue. Et en inventer une autre.

Crédit photographique : © DR

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