Prokofiev et Shor par Behzod Abduraimov : une leçon d’amabilités
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Sergueï Prokofiev (1891-1953) : Concerto pour piano n° 2 op. 16. Alexey Shor (1970) : Concerto pour piano n° 1. Behzod Abduraimov, piano, Royal Philharmonic Orchestra, Vasily Petrenko, direction. 1 CD Alpha Classics. Enregistré au Henry Wood Hall de Londres en août 2024. Notice de présentation en anglais, français et allemand. Durée : 58:00
AlphaL'œuvre de Prokofiev est au cœur du répertoire du pianiste d'origine ouzbek. En 2009, il remporta le premier Prix du Concours de Londres avec le Concerto pour piano n° 3 qu'il grava sous la direction de Juraj Valcuha pour Decca. Avec Alpha, son album “Shadows of my Ancestors” proposa une superbe lecture de la suite Roméo et Juliette. Serons-nous à nouveau séduit par le jeu de Behzod Abduraimov dans le Concerto pour piano n° 2 du compositeur russe ?
En 1923, Prokofiev révisa la partition de son Concerto pour piano n° 2 dont il modifia radicalement l'orchestration. L'édition originale est hélas perdue. Il dédia son concerto à Maximilien Schmidthof, un ami qui venait de lui annoncer dans une missive et en post-scriptum, qu'il s'était tiré une balle dans la tête… Le concerto mit du temps à s'imposer dans le répertoire, probablement parce que son déséquilibre entre les quatre mouvements et sa cadence d'une prodigieuse difficulté posaient problème. En outre, il ne possède pas le charme immédiat du Concerto pour piano n°3 qui nous apparaît bien moins provocateur.
Le piano d'Abduraimov émerge doucement de l'orchestre dans lequel il était enfoui. Nous sommes plus proches des timbres de la musique de Rachmaninov que de Prokofiev. L'orchestre un peu massif et assez peu personnel nous conduit sans surprise vers l'infernale cadence. On est saisi par la profondeur du toucher, la délicatesse des nuances offertes par le soliste. Il soutient la tension d'une architecture en arche et fait oublier la rudesse de la technique. Abduraimov impose son tempo. Sans effort apparent, il construit un véritable mouvement de sonate, inséré dans le concerto. Les moindres détails, accents, inflexions dynamiques restent audibles. Revers de la médaille : nous n'entendons pas de lutte ni ne percevons l'engagement physique qui sont le propre de cette musique. De leur côté, les vents referment le premier mouvement sans état d'âme.
Le Scherzo lance un autre défi, celui de la vélocité la plus débridée. La danse en forme de toccata aux couleurs slaves devrait être épique. Le soliste totalement intégré dans la masse sonore – la prise de son souligne cette volonté – transforme l'œuvre en une sorte de concerto avec piano obligé.
L'Intermezzo qui suit est digne d'une paraphrase sur Boris Godounov. Le piano ornemente et se charge à lui seul de la narration, sans une once d'ironie ou de sarcasme. A croire que cette musique devient tellement plus inventive au concert qu'au disque !
Le finale, Allegro Tempestoso, pressent l'orchestre de L'Amour des Trois Oranges et de la Symphonie n° 2. Jouée fortissimo, l'interprétation manque étonnement de férocité. Pourtant, le piano diversifie les attaques, colore les rengaines des folklores de l'ancienne Russie et suggère le langage violemment expressif de la nouvelle. Notre impression n'a pas changé depuis le premier mouvement : malgré un finale puissamment animé et assez spectaculaire grâce à Vasily Petrenko, nous sommes davantage dans l'univers romantique de Rachmaninov que dans les provocations de Prokofiev. Retour aux versions de Yundi / Ozawa, Toradze et Trifonov / Gergiev.
Quel contraste d'écriture avec le Concerto pour piano n° 1 du compositeur ukrainien Alexey Shor ! En effet, si la partition de Prokofiev nous paraît aujourd'hui toujours aussi “révolutionnaire”, celle de Shor (il s'agit du premier enregistrement) s'inscrit dans une optique toute autre. Le premier mouvement s'ouvre dans un style néoclassique avant d'évoluer en une élégie dans l'esprit de Chopin et de Mendelssohn. Les lignes mélodiques dans lesquelles les thèmes forts sont absents paraissent s'être construites au fil de la plume. De fait, la musique tourne “en rond”. Nous sommes dans le divertimento aimable et tout autant dans la musique d'ameublement. L'Andante oscille entre Mozart, Elgar, voire à nouveau Chopin, l'écriture de ce dernier paraissant bien plus aventureuse que celle de Shor. Pourquoi pas… On se dit que c'est bien écrit et que cela pourrait durer ainsi quelques demi-heures de plus sans nous déranger. Le modèle de la variation inspire le mouvement lent. Il se déroule comme une bobine de laine, au gré d'un doux paysage à peine contrarié par quelques sonorités des bois et la percussion (cymbales et grosse caisse un peu envahissantes). Le toucher d'Abduraimov est d'une délicatesse parfaite. Le finale, Allegro con passione, est délicatement parfumé comme un rondo de Saint-Saëns teinté de couleurs américaines (toujours trop de percussions !). Le piano babille en tous sens. Il n'a pas grand-chose à raconter sinon qu'il est heureux de bavarder là où il se trouve. A l'issue de l'audition, on ose espérer que cette partition aussi délicieusement inoffensive cache quelque pastiche indétectable à nos oreilles.
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Sergueï Prokofiev (1891-1953) : Concerto pour piano n° 2 op. 16. Alexey Shor (1970) : Concerto pour piano n° 1. Behzod Abduraimov, piano, Royal Philharmonic Orchestra, Vasily Petrenko, direction. 1 CD Alpha Classics. Enregistré au Henry Wood Hall de Londres en août 2024. Notice de présentation en anglais, français et allemand. Durée : 58:00
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