Un portrait d’Orlando di Lasso qui casse les codes

La Compagnie La Tempête, menée par Simon-Pierre Bestion, dresse avec brio un portrait iconoclaste et intemporel du plus grand polyphoniste de la Renaissance.

Très jeune, Roland de Lassus quitte ses Flandres natales pour Rome, où il devient Orlando di Lasso, propulsé à 21 ans maître de chapelle de St Jean-de-Latran. Intriguant au service de Charles Quint, il revient se fixer à Anvers où sa musique connait un immense succès à travers toute l'Europe. La vie très romanesque du compositeur sert de sujet à un film documentaire réalisé par Joachim Thôme pour la RTBF, pour lequel le réalisateur a demandé à Simon-Pierre Bestion d'enregistrer la bande originale. Ce CD en est le prolongement, qui met en valeur la richesse et la complexité de l'œuvre d'Orlando di Lasso, mélangeant pièces sacrées et profanes pour lesquelles Simon-Pierre Bestion se livre à un véritable travail d'arrangeur avec une très grande liberté d'instrumentation, mettant en évidence l'aspect intemporel de ces musiques.

Depuis 10 ans, Simon-Pierre Bestion s'est fait, avec La Tempête, le champion du mélange des genres, en s'appuyant sur une connaissance approfondie des codes de l'époque pour mieux les détourner. Cette grande liberté d'interprétation a été reconnue par le Prix pour le Chant choral de la Fondation Bettencourt en 2022. Ici, le chef dit avoir été influencé dans ses choix par la lecture du roman Orlando de Virginia Woolf, dont le héros présente de troublantes similitudes avec notre musicien, traversant les siècles jusqu'à devenir une femme au cours de ses voyages fantasques. L'anachronisme revendiqué au fil de cet enregistrement nous est annoncé dès les photos présentes sur la pochette, où les portraits de Simon-Pierre Bestion en gentilhomme de la Renaissance se parent d'accessoires contemporains qui nous amènent vers un côté rock.

Dès la première plage, la surprise est complète : le motet Parce mihi Domine est joué au piano, rejoint par la batterie et les chanteurs. Suit un De profundis dont l'introït déconcertant prend des allures de chant oriental (on se souvient du chantre byzantin dans les Larmes de Résurrection), alterné avec des versets en polyphonie pure, d'une pâte sonore exceptionnelle. Parce que ces musiciens (sept chanteurs, sacqueboutes, cornet, dulciane, flûtes, théorbe, harpe, violes …) sont parfaitement rodés à l'interprétation « historiquement informée », on les suit volontiers dans les chemins de traverse où leur liberté nous entraîne lorsqu'apparaissent saxophone, batterie, duduk ou synthétiseur. Le Sine textu 7 instrumental prend des accents jazzy avec l'ajout de la batterie, et un bugle inattendu vient doubler les voix dans le Dulces exuviae. La Cortesia commence sagement avant de partir en vrille au rythme de la batterie, et la chanson légère Allala pia calia offre un parfait terrain de jeu avec ces onomatopées aux allures de jazz. Le psaume Super flumina Babylonis surprend par une articulation des voix en staccato, et la chanson Une puce j'ai dedans l'oreille est détournée façon rap avant de finir par un solo de batterie endiablé. Ce programme iconoclaste se termine dans le calme avec l'Introït du Requiem a 5 qui prouve, s'il en était besoin, que les musiciens de La Tempête maîtrisent parfaitement la polyphonie savante de la Renaissance.

« J'aime beaucoup mieux ce qui me touche que ce qui me surprend » : qu'aurait pensé François Couperin de ces détournements audacieux ? Gageons avec Simon-Pierre Bestion qu'ils peuvent parfaitement toucher l'auditeur d'aujourd'hui comme ils nous ont touchés.