Le témoignage du premier disciple d’Émile Goué

Les Analyses d'œuvres d'Émile Goué de Philippe Gordien sont riches et apportent le regard sensible et érudit d'un disciple sur le catalogue de son maître.

Ce qui pourrait être perçu à première vue comme la faiblesse de cet ouvrage est clairement identifié par le musicologue Philippe Malhaire, auteur de la préface : ce texte – non destiné au départ à la publication – réunit des analyses « brutes » d'œuvres d'Émile Goué (1904-1946) dont les conseils d'interprétation sont indiqués en quelques mots-clés selon les mesures de la partition. S'arrêter à ce constat pour ne pas poursuivre la lecture serait une erreur.

Ces Analyses d'œuvres d'Émile Goué sont, et c'est d'un intérêt majeur, le témoignage de celui qui fut son compagnon de captivité à l'Oflag X-B de Nienburg-sur-Weser durant la Seconde Guerre mondiale. Formé directement par son maître, autant sur le plan théorique qu'au niveau de sa sensibilité musicale, Philippe Gordien (1914-2006) deviendra le chef de la chorale du camp, alors qu'Émile Goué montera et dirigera l'orchestre, donnant nombre de concerts et de conférences dans ce cadre carcéral.

Ces éléments de contexte autour d'une production musicale prolifique (que la guerre et les conditions de détention ralentiront peu) et de l'amitié inconditionnelle entre ces deux hommes, rendent ces Analyses émouvantes, sensibles, et profondément humaines. On s'éloigne donc d'une démarche musicologique « pure » pour rentrer dans ce qu'un chercheur appellerait « une source de première main » à la vue du regard subjectif de l'auteur. Cela explique l'approche inégale des œuvres présentées selon un ordre chronologique. Un choix justifié par le compositeur lui-même : « un constructeur comme moi ne pouvant se satisfaire d'une forme toute faite, doit nécessairement tâtonner, et mes œuvres se justifient l'une par rapport à l'autre ». Ainsi, pour interpréter une œuvre d'Emile Goué, une contextualisation de la démarche compositionnelle de l'artiste est indispensable.

La forme étant intrinsèquement liée à l'art du compositeur, l'ouvrage nous apporte les piliers esthétiques de cette musique, son cadre interprétatif et la clé de son rythme. après ses quelques vingt années d'intérêt croissant pour ce musicien oublié, largement soutenues par le travail conséquent de l'association « Les Amis d'Émile Goué » porté par Philippe Gordien, puis à partir de 1998 par Bernard Goué, le second fils d'Emile, l'appréhension du « style Goué » concrétise l'apothéose de cette redécouverte.

Mais la part de recréation dévolue à chaque interprète est loin d'être oubliée : « Goué laissant une part considérable à l'interprète », selon l'auteur. Avec comme base cette affirmation de la tonalité que Goué estimait nécessaire au tempérament français, – mais une tonalité « élargie allant jusqu'à la polymodalité d'apparence atonale ». Alliée à l'expression d'une vie intérieure intense du compositeur transcrite par cette musique « à résonances psychologiques et dramatiques », c'est un jeu « riche, plein, sonore et franc, exempt de fadeur et de sentimentalité », dans une approche contrastée, autant entre les passages épiques et les passages lyriques, que dans la distribution des rythmes, ou encore dans l'opposition des nuances.

Le lecteur l'aura compris : cet ouvrage est avant tout destiné aux futurs interprètes d'Émile Goué. Mais il peut être particulièrement enrichissant pour un auditeur averti, qui, souhaitant découvrir ou s'imprégner au mieux du catalogue de ce compositeur, pourra accompagner cette lecture par l'écoute de la quasi-intégralité de ses œuvres via une playlist très complète proposée sur Youtube.