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Stuttgart. Opernhaus. 11-V-2014. Actus Tragicus, six cantates sacrées de Johann Sebastian Bach (1685-1750), BWV 178, 27, 25, 25, 179, 106. Mise en scène, décors et costumes : Herbert Wernicke. Avec : Josefin Feiler, Heike Beckmann, Josua Bernbeck, soprano ; Kai Wessel, Cristina Otey, alto ; Martin Petzold, Michael Nowak, ténor ; Shigeo Ishino, Daniel Henriks, basse ; Chœur de l’Opéra de Stuttgart (préparé par Johannes Knecht) ; Staatsorchester Stuttgart ; direction musicale : Michael Hofstetter.
L'histoire de la littérature n'a pas retenu les textes des cantates de Bach parmi les chefs-d'œuvre de la poésie, et il est probable qu'elle n'a pas tort.
Complaisance dans les thématiques morbides et culpabilisantes, ressassement d'idées banales, versification pataude, leur compte est bon. Pourquoi donc Herbert Wernicke, peu de temps avant sa mort prématurée en 2002, a-t-il jugé bon de porter en scène cette sélection de cantates que redonne en 2014 l'Opéra de Stuttgart ? La réponse, comme toujours en pareil cas, ne se trouve dans une quelconque note d'intention, mais dans le spectacle lui-même, un spectacle qui, devenu un classique, n'a rien perdu de sa stupéfiante évidence.
Wernicke était décorateur de formation, et de grand talent ; pour cette soirée atypique, la scène présente un immeuble vu en coupe, du haut en bas de la scène, mais avec une profondeur limitée qui conditionne largement les possibilités de jeu. Dans la quinzaine de compartiments ainsi créés, des personnages vivent leur vie : un couple prélude à des ébats amoureux, un arpenteur obsessionnel mesure tout ce qu'il trouve, un malade souffre, une femme se fait belle, un policier vient arrêter un malfrat, un couple bourgeois se fait servir à table, une femme repasse – et parfois la mort rôde. Ce que nous disent les cantates de Bach, ce qui est commun à tous ces textes maladroits, ce n'est pas une question de pratique religieuse, pas plus que de respect de la hiérarchie ecclésiastique – la cantate BWV 179 dit bien que ce n'est pas le respect des formes qui compte. Ce qui est important chez Bach, ce qui est important chez Wernicke, c'est le quotidien, c'est la manière dont ces préceptes de vie qui pour beaucoup ne parlent pas qu'aux croyants sont un soutien dans la vie de tous les jours, dans la monotonie des tâches domestiques, dans la répétition vaine du rituel de Noël (décoration du sapin, cadeaux, photo avec les cadeaux, démontage du sapin, da capo) ; et si c'est moins Dieu lui-même qui est présent ici que les éléments du message évangélique, c'est que c'est largement de cela que parlent les textes : d'un message universel qui peut toucher croyants et non-croyants.
Le choix des cantates par Wernicke est révélateur : il n'a pas choisi les cantates où la mort est la plus ardemment appelée, parce que c'est bien la vie humaine qui l'intéresse ; il n'a pas retenu les cantates pour soliste, parce que c'est à l'homme comme animal social qu'il s'intéresse, fût-ce dans la solitude du collectif : la femme de ménage qui repasse inlassablement (le contre-ténor Kai Wessel, dont la voix manque parfois un peu de souplesse mais acteur prenant) est de ces hommes et de ces femmes qu'on ne prend jamais la peine de voir ni d'écouter.
Et la mort rôde, et on s'en défend : celui-là s'en tient à la vérité scientifique du monde telle que mesurée par les horloges, celle-là cache sa fragilité sous ses robes de princesse. C'est pourtant à eux, les superficiels, que Wernicke confie quelques-uns des airs les plus introspectifs : l'homme à la montre (Michael Nowak, souverain) chante le passage irrémédiable du temps (BWV26), la femme aux robes (Josefin Feiler, dont la voix charnue fait merveille) implore qu'on vienne la délivrer de ses péchés (BWV 179). La soirée commence comme une curiosité, elle finit par bouleverser. Dans l'Actus tragicus BWV 106, c'est à l'homme malade (Shigeo Ishino, touchant avec une voix de bronze), au mourant presque, que Wernicke fait chanter les paroles du Christ au bon larron (« Tu seras aujourd'hui avec moi au paradis ») : on n'a jamais vu sur une scène d'opéra représentation plus lumineuse de l'espérance.
Si personnelle que soit ici la démarche de Wernicke, le spectacle ne pourrait exister sans un engagement collectif, celui de l'orchestre, des solistes et du chœur. Ce dernier, du reste, suscite quelques réserves dans les premières cantates, en raison d'un effectif trop important qui nuit à la cohésion d'ensemble, mais on a rarement vu pousser à ce point le souci de donner une individualité à chaque choriste, membre d'une collectivité autant qu'individu à part entière, et on comprend bien qu'il mette autant de cœur à faire vivre ce spectacle. Dans la fosse, c'est Michael Hofstetter, impeccable connaisseur de ce répertoire, qui dirige l'orchestre de la maison : on ne peut nier que des instruments anciens auraient pu donner parfois un peu plus de couleurs, mais on admire ici à la fois une direction très vivante et un sens consommé de l'art rhétorique qui est celui de Bach dans ces œuvres où la fonction pastorale est primordiale.
Un spectacle exemplaire, qui montre à quel point l'actualisation peut être un moyen de rendre présents et concrets les enjeux d'œuvres qui, affublés de faux costumes à l'ancienne, seraient irrémédiablement mis à distance et annihilés.
Crédit photographique : Actus Tragicus, Opéra de Stuttgart © A.T. Schaefer
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Stuttgart. Opernhaus. 11-V-2014. Actus Tragicus, six cantates sacrées de Johann Sebastian Bach (1685-1750), BWV 178, 27, 25, 25, 179, 106. Mise en scène, décors et costumes : Herbert Wernicke. Avec : Josefin Feiler, Heike Beckmann, Josua Bernbeck, soprano ; Kai Wessel, Cristina Otey, alto ; Martin Petzold, Michael Nowak, ténor ; Shigeo Ishino, Daniel Henriks, basse ; Chœur de l’Opéra de Stuttgart (préparé par Johannes Knecht) ; Staatsorchester Stuttgart ; direction musicale : Michael Hofstetter.