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Le beau Ring-Théâtre de Dieter Dorn à Genève

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Genève. Grand Théâtre. 26-IV-2014. Richard Wagner (1813-1883) : Götterdämmerung, troisième journée du Festival scénique sacré Der Ring des Nibelungen en un prologue et 3 actes, sur un livret du compositeur. Mise en scène : Dieter Dorn. Décors et costumes : Jürgen Rose. Lumières : Tobias Löffler. Expression corporelle : Heinz Wanitscheck. Dramaturgie : Hans-Joachim Ruckhäberle. Avec : John Daszak, Siegfried ; Johannes Martin Kränzle, Gunther ; Jeremy Milner, Hagen ; John Lundgren, Alberich; Petra Lang, Brünnhilde; Edith Haller, Gutrune; Michelle Breedt, Waltraute; Eva Vogel, Erste Norne; Diana Aventii, Zweite Norne; Julienne Walker, Dritte Norne; Polina Pasztircsak, Woglinde; Stephanie Lauricella, Wellgunde; Laura Nykänen, Flosshilde . Chœur du Grand Théâtre de Genève (chef de choeur : Ching-Lien Wu) et Orchestre de la Suisse Romande, direction : Ingo Metzmacher.

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Contrairement à bon nombre de spectateurs genevois ayant fui sous la pluie au deuxième entracte (!), on ne manquerait pour rien au monde le dernier acte du Crépuscule des dieux !

En plus d'être la spectaculaire conclusion du Ring, ce projet fou de , qui prétend raconter l'histoire de l'Humanité en 15 heures de musique avec 36 chanteurs et un chœur qui n'interviendra que 15 minutes, ce dernier acte est aussi l'aboutissement de la vision d'un travail scénique qui aura mobilisé, des années durant, d'intenses énergies. C'est même souvent avec l'ultime image du Ring que le metteur en scène délivre le fond de sa pensée.

En  ce qui concerne Genève, ça y est ! Cette fois, on sait, ou bien on a la confirmation de ce que l'on avait tout de même pressenti. Ce Ring finit comme il avait commencé : dans un théâtre vide, peuplé de la seule suspension d'un ultime nuage.  Un théâtre vide. Là où tout a commencé. Là où tout finit. Là où tout recommencera immanquablement. Le sens même de la Tétralogie. C'est peut-être la plus belle et la plus parlante image qui soit. Comme quand Fellini nous entraînait à la fin de son sublime « E la nave va » sous la mer de son décor.

Le Ring de est un théâtre. Le Théâtre. Le Théâtre du Monde.  Une manière de making of aussi : comment raconter sur une scène le Ring, cette histoire essentielle de la folie de la puissance et des sentiments? C'est cette interrogation sans cesse au coeur du travail du metteur en scène allemand qui rend ce Ring si beau.

« Ce qu'on te reproche, cultive-le », disait Cocteau. Ainsi , tout à son entreprise de théâtre de tréteaux, ne renonce pas, dans cette troisième journée de la Tétralogie, à réintroduire quelques procédés qui avaient déjà fait sourire, dans La Walkyrie, notamment. On ne croyait pas revoir, par exemple, le destrier de Waltraute, improbable attelage humain enfantin et tressautant qui fait forcément sourire à un instant des plus dramatiques de la partition. En revanche, Dorn a bien fait d'enfoncer le clou de son Grane minuscule que Brünnhilde prend littéralement cette fois dans ses bras, de la façon la plus touchante et consolatrice qui soit, avant l'immolation finale. Le Rhin, immense toile noire manipulée à vue, est une idée toujours efficace mais ici, à notre gré, trop prosaïquement réalisée au début de l'Acte III. Ces quelques motifs d'agacement, que l'on avait cru enterrés avec le superbe Siegfried précédent, font vraiment hiatus avec l'esthétisme généralisé de la production.

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Toujours ce magnifique liséré de néon rouge autour au long des 4H10 du spectacle. A la fin de chaque acte, une fois envolé le dernier plan, il subsiste un court instant seul, imprimant la rétine. C'est superbe. On en retrouve cette fois le prolongement, au moment des 3 interludes orchestraux de l'opéra, dans ce grand carré rouge sur le rideau noir d'avant-scène.

Retrouvailles, bien sûr, avec le Rocher des Walkyries, cette fois mis à mal par de multiples dislocations et même sur-utilisé: on le retrouvera même au moment de la Mort de Siegfried.

Le Palais des Gibichungen est l'élément nouveau de ce Crépuscule. Occupant les trois quarts de la scène, c'est un immense parallélépipède posé de biais sous ce qui nous semble des débris du Rocher des Walkyries. Dénué de tout mobilier, mais animé d'immenses parois coulissantes façon maison japonaise (au II, Brünnhilde trahie, seule à genoux dans le vide de cet espace, y aura même des allures de Butterfly prête à passer à l'acte), de surcroît magnifiquement éclairé de l'intérieur, il impressionne davantage que bien des décors plus réalistes. D'abord d'une blancheur aveuglante d'où se détachera toujours nettement le moindre enjeu, il subira de belles variations de couleur avant de rougeoyer puis bleuir lors de son engloutissement dans les tréfonds du plateau.
A jardin, sur la terrasse en bordure d'un Rhin que l'on voit ondoyer (au fait pourquoi s'arrête-t-il un instant ?), devant des colonnes d'un noir basaltique, sont posés de grands masques à l'effigie des dieux.

Dans ce superbe décor, on retrouve avec bonheur la très attentive direction d'acteurs qui nous avait déjà tant captivé.

Citons le très beau réveil des amants du Prologue, avec ce simple bras nu de Brünnhilde émergeant des sous-sol du plateau (très loin de tant de mises en scène récentes qui n'hésitent pas à faire de Brünnhilde une ménagère de 50 ans obsédée par le ménage et la cuisine, aux petits soins pour son époux)… le moment de l'absorption du philtre à l'Acte I, avec cette inquiétude de Hagen que son plan puisse déjà échouer à ce moment essentiel…la scène chorale du II, aussi puissante que celle de McVicar à Strasbourg…le superbe final où Dorn parvient à montrer tout ce que les didascalies proposent et dans lesquels les metteurs en scène se contentent le plus souvent de trier (oui, même l'historique Chéreau à Bayreuth avait renoncé au Rhin !) A Genève, avec et son décorateur , on a tout : l'incendie du palais, et son engloutissement dans les flots d'un Rhin qui déborde vraiment, la chute lente des dieux !

Louons aussi la très belle caractérisation du personnage de Gutrune, souvent dévorée par Brünnhilde, et qui ici est constamment intéressante. Parvenir également à faire de un Siegfried toujours plausible, voire extrêmement touchant, bien qu'il n'ait rien (comme le disait mon allemande voisine) d'un « strahlendes Held » (en allemand dans le texte: un « héros solaire ») n'est pas non plus le moindre mérite du metteur en scène.
Tout juste pierre pourrait lui être jetée de ne pas avoir débarrassé son héros, pour le mariage du second Acte, de sa tenue jusque là plausible d'homme des bois en lui offrant enfin un costume plus adéquat, surtout que sa Gutrune a fait, de son côté, quelques frais de toilette…ou encore la dernière image imprécise de l'Acte I, en deçà de la musique, comme dans une hésitation voire une incapacité à trancher qui flaire l'accident technique.

Malgré les quelques imperfections cuivrées et les quelques cordes pressées de la fébrilité des premières représentations, l', sous la baguette toujours passionnante d', délivre une exécution remarquablement fouillée, d'une constante lisibilité, offrant une foultitude de sonorités qui captivent l'oreille sans relâche: la raucité invraisemblable des cuivres fait sourdre un climat d'angoisse des plus appropriés. A l'opposé, ce que font par exemple les cordes dans l'échange d'Alberich avec son fils est un condensé d'onctuosité trouble. La fosse est à l'aune de l'intelligence de la scène, sous la houlette d'un chef toujours extrêmement attentif au travail harassant exigé des chanteurs par cet opus monstrueux.

On a déjà loué pour la seconde journée le Siegfried plus que crédible de . Très bon acteur, une infinité de nuances passent sur son visage aux moments charnières du rôle (oubli de  Brunnhilde au I, stupeur égarée au II…), la voix, très solide, n'est pas en reste. On aurait vraiment tort de s'agacer à l'audition de  quelques rares aigus expédiés (l'invitation au mariage ou bien le périlleux Hoihe! de la chasse). Sachons profiter plutôt de ce moment de l'Acte III où, merveilleux conteur, il reproduit quasi piano les phrases de l'oiseau.

D'où vient que la Brünnhilde de nous touche tant ? Certainement l'engagement à corps et cordes perdus dans ce rôle si exigeant et la volonté farouche qu'elle met à vouloir ne pas s'en laisser conter, à vouloir contrôler l'émission d'une voix qui peut lui échapper à tout moment. Son duo du Prologue avec Daszak met un peu de temps à convaincre (normal : ils viennent de se réveiller !) mais va assez vite crescendo jusqu'à une conclusion vraiment enivrante qui donne le la de la qualité vocale du spectacle. Lang impressionne de bout en bout par sa volonté très « chèvre de Monsieur Seguin » d'en découdre avec un loup nommé Wagner. Cette incessante gestion finit par emporter le morceau, nous faisant presque prendre l'écorchure de certains aigus pour des victoires arrachés à l'ennemi, elle se sort très bien des fureurs du II et parvient tranquillement jusqu'à un monologue final bouleversant de douceur et énoncé d'une voix chaleureuse, tranquille, apaisée, sans fatigue apparente, accompagnée autant qu'écoutée par un Metzmacher admiratif. Etonnant !

En plus d'être extrêmement gâté par le metteur en scène, le couple des Gibichungen ne suscite qu'admiration au plan vocal. Le Gunther de est un diseur bien chantant, à défaut d'être un acteur suffisamment souple (son tournoiement avant effondrement avant le trio de l'Acte II est bien scolaire). La Gutrune de luxe d', commencée dans une volupté de mezzo, est dotée d'une ligne vocale de haute tenue, aux aigus bien placés, On comprend qu'elle ait été naguère une magnifique Sieglinde à Bayreuth.

Le Hagen de est tout autre. Bien que servie par une magnétique allure en scène, la voix, pour impressionnante qu'elle soit, et très certainement en devenir, force de fait un peu les effets pour être à la hauteur de la noirceur du personnage. Il est clair, malgré le bel engagement de Milner, que, surgi des profondeurs, l'Alberich à la voix idéalement caverneuse de (rejoignant le peloton des plus mémorables Alberich de l'Histoire du chant wagnérien) lui donne en 10 minutes une belle leçon de noirceur vocale. énonce une Waltraute opulente à la diction impeccable et sidérante d'angoisse. Autre leçon. Très beaux trios féminins pour les filles du Rhin et pour les Nornes avec une mention spéciale pour la projection lumineuse de .

Le Chœur du Grand Théâtre a fait montre de toute la puissance requise pour l'unique scène chorale tétralogique que l'on sait, accompagné de la plus belle façon par le chef attentif à cadrer ce bref mais dangereusement irrésistible moment testostéronisé. Grisant !

Ce nouveau Ring est une très belle entreprise de réappropriation de l'œuvre par une lecture qui n'a rien de passéiste, bien au contraire, attentive qu'elle aura été à tous les enjeux de l'œuvre mais également témoin qu'elle est, de 50 ans de mise en scène d'opéra. Classique mais classieux.

On sait qu'à Bayreuth, d'une saison à l'autre, les metteurs en scène ont la possibilité de remettre leur ouvrage sur le métier (on n'a pas oublié le sensationnel remaniement du Ring de Chéreau entre 1976 et 1977 avec l'adjonction du plus beau décor du monde inspiré de Böcklin pour son Rocher des Walkyries !). Dieter Dorn aura-t -il le souhait et la possibilité d'en faire autant pour approfondir encore sa vision? Réponse du 13 au 25 mai 2014 au cours des 2 cycles intégraux proposés au Grand Théâtre de Genève…

Crédits photographiques : Götterdämmerung GTG/Carole Parodi

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