Plus de détails
Durant trois semaines à Paris, le Festival Présences consacre sa XXème édition au compositeur et chef d'orchestre finlandais Esa-Pekka Salonen. Avec 13 concerts gratuits qui proposent l'essentiel de son œuvre symphonique et de chambre, Présences sera le plus grand festival jamais consacré en France à un compositeur nordique. Rencontre avec un chef fêté et un compositeur dont la musique fête les noces de la modernité et de la tradition.
« Chaque génération doit questionner celle qui la précède: la manière saine est de remettre en cause chacune de ses idées »
ResMusica : Comment arrivez-vous à garder un équilibre entre vos activités de compositeur et de chef d'orchestre ?
Esa-Pekka Salonen : Je consacre 27 semaines par an à diriger, et le reste à composer. Ceux qui sont dans la même situation que moi vous diront que le temps consacré à la direction doit être planifié de manière professionnelle et en quelque sorte protégé. L'autre moitié de l'année est du temps pour la composition, mais aussi pour les autres choses de la vie, quelles qu'elles soient, le temps des vacances, aller chercher les enfants à l'école, aller au théâtre, récupérer de l'épuisement – je suis dans ma cinquantaine et je me remets plus lentement. Ce temps n'est pas structuré, pas protégé par les institutions, aussi donner la priorité à la composition n'est pas toujours facile. Ce n'est pas un fardeau, c'est du temps de solitude.
RM : Préserver du temps à la composition est une lutte?
EPS : C'est difficile, car vous recevez des propositions séduisantes pour des projets qui auront lieu dans trois ou quatre ans. Vous ne pouvez pas imaginer le travail que cela représente, si longtemps en avance, alors vous acceptez et vous réalisez seulement quand vous y arrivez. Il faut de la discipline. Je suis toujours en train d'apprendre comment gérer mon temps.
RM : Est-ce que vous essayez de retenir la leçon des chefs-compositeurs qui vous ont précédé, comme Mahler par exemple ?
EPS : C'est un exemple effrayant, à mon âge il était mort d'épuisement…
RM : Il était malade !
EPS : Oui, et il cumulait les postes de chef les plus exigeants de son époque. Au moment de se recharger, il composait des symphonies… Pour [Richard] Strauss, diriger n'était pas très important. Il dirigeait quand ses opéras ne lui rapportait plus assez d'argent, il était un excellent chef au demeurant, mais cela ne l'intéressait pas vraiment.
RM : Diriger est important pour vous ?
EPS : Il y a dix ans, j'ai pris une année sabbatique. Je n'étais pas en manque d'adrénaline, ni du geste physique de la direction, mais le son me manquait, et aussi le fait d'être au milieu de cent personnes. Les gens me manquaient, pouvoir donner les impulsions, réagir. La composition est lente et solitaire. J'apprécie la solitude de temps en temps, mais j'ai besoin du contact avec les musiciens.
RM : Y a-t-il un «son Salonen» dans vos compositions, nourri à partir de votre expérience de chef ?
EPS : J'ai appris à quel point il est difficile de composer pour l'orchestre. Cela doit être très dur pour les jeunes compositeurs car ils sont focalisés sur les ensembles, il y a moins de commandes pour orchestre en raison des difficultés financières, et très peu de répétitions. Mahler, qui était un chef parmi les plus expérimentés au monde, bénéficia pour sa Symphonie n°7 de 17 répétitions, et il avait deux assistants qui s'appelaient… Otto [Klemperer] et… Bruno [Walter]. Et tous les deux travaillaient chaque nuit à apporter tous les changements nécessaires à la partition. Cette œuvre pose des problèmes par ailleurs, mais sur le plan de l'orchestration, elle est exceptionnelle. Aujourd'hui le medium le plus répandu [l'orchestre] devient difficile à maîtriser par manque d'accès aux institutions.
RM : Le fait d'être corniste vous a-t-il aidé à mieux maîtriser la composition?
EPS : Tous les compositeurs devraient jouer dans un orchestre, même amateur. L'orchestre reste l'instrument le plus puissant, ce serait une tragédie si les nouveaux compositeurs ne s'y intéressaient plus. Je vois beaucoup de musiques pour orchestre actuelles qui n'utilisent pas son potentiel, sa dynamique. Les compositeurs sont prudents et comme effrayés par l'orchestre.
RM : Comme beaucoup de compositeurs scandinaves vous avez évolué d'un modernisme vers un style plus pragmatique. Pourquoi cette évolution reste surtout l'apanage des compositeurs d'Europe du Nord ?
EPS : La question du style n'est pas centrale, c'est la manière dont vous vous exprimez. Ce n'est pas quelque chose que vous décidez, et si c'est un choix conscient jusqu'à un certain degré, cela vient d'un besoin plus profond. Ayant dit cela, il y a certains compositeurs nordiques qui sont intéressés à poursuivre la grande tradition symphonique, avec l'idée d'écrire pour l'orchestre dans des textures idiomatiques, basées sur tout ce que l'on a appris depuis la deuxième guerre mondiale. La manière dont écrivait Strauss est beaucoup plus avancée que ce que font 95% des compositeurs d'aujourd'hui. Je veux écrire dans ce sens, prendre ce qu'il a fait et aller plus loin, plutôt que d'aller contre.
RM : Est-ce que vous pensez que votre approche est représentative de la musique contemporaine d'aujourd'hui ?
EPS : Il est stupéfiant de voir à quel point le champ de possibilités est ouvert. Il n'y a plus de style dominant, c'est un défi et une opportunité. Qu'un courant esthétique puisse dominer universellement est fini. Toute l'idée d'Adorno selon laquelle la musique se développerait vers un but, que la dodécaphonie s'imposerait comme nécessaire, qu'elle ne serait pas un choix, c'est fini.
RM : Une tendance majeure en musique ?
EPS : La musique pop. La chanson est la forme qui s'est impose universellement. Si vous regardez les MP3, iTunes, les sites de téléchargement de musique, tous ne parlent que de chanson. Sur mon mobile, Siegfried est «1 chanson» !
RM : La musique contemporaine perd sa place ?
EPS : C'est difficile pour les jeunes compositeurs. A leur âge ils ont besoin pour se construire d'avoir l'idée de ce qui est «bien» et de ce qui est «mal» en musique, et de définir ce pour quoi ils sont. A la maturité, nous sommes en recherche d'expérience puissante, pas de la vérité. Dans un sens, la situation était plus simple pour ceux qui allaient à Darmstadt dans les années 50. Ils avaient été les témoins des pires atrocités et ils voulaient repartir de zéro. Leur mission était claire, et ils changèrent l'idée de la musique. Pour la génération suivante, c'était différent, il n'y avait plus de programme clair, que ce soit sur le plan social, culturel ou politique.
RM : La génération post-Darmstadt, c'est la vôtre ?
EPS : Oui, nous avons eu à gérer l'héritage de cette génération. Pour celle qui a 15 ans de moins que nous, la génération de Thomas Adès, Darmstadt c'est fini, elle n'est plus un problème. Chaque génération doit questionner celle qui la précède : la manière saine est de remettre en cause chacune de ses idées. Si une nouvelle génération ne le fait pas, ce n'est pas bon.
RM : La jeune génération vous attaque sur votre style ?
EPS : J'entends des points de vue très critiques de la part de jeunes compositeurs, et ça me va. Je l'ai fait moi-même. Je m'attache constamment à aider les plus jeunes par des commandes et des interprétations, j'ai assuré 400 créations d'œuvres d'autres compositeurs. Je suis de plus en plus intéressé par la transmission, par cette double position que j'ai sur la composition et la direction.
RM : Comment voyez-vous votre évolution dans les années à venir ?
EPS : Je ressens un besoin biologique d'apporter mon soutien, comme j'ai pu bénéficier de celui de Boulez à mes débuts, de Lutoslawski aussi. Le temps est venu d'aider, et cela prendra une plus grande part dans ma vie. On ne peut pas savoir si l'une quelconque de mes pièces sera jouée après ma mort, aussi le moyen le plus sûr de préserver votre travail est d'enseigner.
RM : Y a-t-il un compositeur que vous voudriez défendre en particulier?
EPS : Non, je me concentre sur des projets, comme Bartók en ce moment. L'histoire de la musique est faite de moments de transition, je m'intéresse à ces moments où un style n'est pas complètement établi, comme la Vienne de 1900 où Schœnberg composa les Gurrelieder, où nous sommes les témoins d'une sorte de naissance. De manière plus générale, nous assistons à un changement majeur dans la manière dont nous voyons et interagissons avec le monde, avec la communication en temps réel, la présence en ligne, tout le contenu téléchargeable, et personne ne peut dire où nous allons…
RM : Dans le texte de présentation du festival Présences, vous dénoncez les «politiciens populistes» qui s'attaquent aux radios publiques, à qui pensez-vous ?
EPS : Je pensais aux Pays-Bas où le gouvernement veut démanteler des ensembles, alors qu'en France ce festival de création où tous les concerts sont gratuits est utopique d'une magnifique manière, exactement le genre de choses que les radios publiques doivent faire et qu'elles seules ont la capacité de faire.
Notre dossier Salonen:
Esa-Pekka Salonen, les noces de la modernité et de la tradition