C'est à Chicago pour l'ouverture du festival Dvořàk où elle a enflammé scène et audience, que Janine Jansen a accepté de livrer, généreuse et authentique, l'origine de sa vocation, les coulisses de ses projets et ses convictions musicales. A trente et un ans, cette jeune hollandaise mène une carrière brillante et confirme, à la ville, l'intensité et l'intuition qu'elle donne sur scène. Pour son nouveau disque (Decca), elle a associé Britten et Beethoven, un choix né d'une longue maturation.
« Ce qui m'horripile, c'est le sentiment que les choses soient simulées, que cela soit dans le baroque, le classique, Mozart ou Beethoven. Quand on ne fait que jouer « d'après les règles ». Pour moi, ça ne fonctionne pas »
ResMusica : Comment vous a été révélée votre vocation musicale?
Janine Jansen : Mes parents sont tous deux musiciens, mon père est organiste et joue du clavecin et ma mère chante. Mes deux grands frères sont aussi musiciens, organiste et violoncelliste. Au tout début, je voulais jouer du violoncelle, comme mon frère. J'ai toujours une passion pour cet instrument, si beau, si grand… impressionnant pour un enfant. Dès que je trouvais l'occasion, je me faufilais pour l'essayer et mon frère se mettait en colère alors, quand j'ai eu six ans, mes parents ont suggéré le violon. Quant au choix de carrière, je n'ai pas de réponse. J'ai toujours été entourée par la musique, elle a toujours fait partie de ma vie et l'idée de ne pas être violoniste ne m'a jamais effleurée.
RM : Quels ont été les moments forts de votre formation?
JJ : Jusqu'à mes seize ans – des années très importantes – mon professeur stimulait beaucoup la musique d'ensemble. J'ai aimé ça dès le début. A partir de neuf ans, j'ai eu un quintette avec piano et nous jouions Schumann, Brahms, Chostakovitch, Dvořák… Elle formait des ensembles avec tous ses élèves et organisait des répétitions toutes les semaines. C'était du sérieux! Je me souviens qu'à dix ans nous sommes partis donner des concerts à Istanbul. J'ai ainsi fait l'expérience très jeune de ce que veut dire faire de la musique «ensemble» et de s'écouter. C'est tellement important! C'est l'essence même de la musique, être communicatif.
RM : Puis vous rencontrez Philippe Hirschhorn au Conservatoire d'Utrecht…
JJ : Il a remporté le premier prix du Concours Reine Élisabeth l'année où Gidon Kremer a reçu le troisième. Ils étaient des amis proches. C'est intéressant de voir ce qu'il a décidé d'en faire car il n'a pas eu la carrière de Kremer. Mais c'était un homme passionnant, un musicien merveilleux et une personnalité très forte.
RM : Sa forte personnalité ne vous a jamais inhibée?
JJ : Non, en fait, ça se passait plutôt bien. Je n'avais que seize ans… Mais quelque mois après mes premières leçons, il a commencé à être très malade et je ne l'ai plus revu le reste de l'année. Quand il est revenu, sa personnalité s'était adoucie mais ses cours étaient toujours aussi géniaux. Très différents à chaque fois. Parfois, il me demandait de jouer la même phrase de cinq façons différentes. J'essayais et il me disait : «C'est exactement la même chose que ce que tu viens de faire». J'essayais encore et encore et finalement, il me disait d'arrêter car cela ruinait ma spontanéité et me demandait de jouer ce que je ressentais. Mais, durant le processus, je me rendais compte de ce que je voulais vraiment et de la façon dont je voulais m'y prendre. Si simple mais combien efficace.
RM : Avez-vous envisagé d'enseigner?
JJ : Je redoute ce moment je crois (rires). J'ai toujours détesté quand un professeur vous dit exactement quoi faire et comment jouer. Tel doigté, tel coup d'archet. Je me sentirais limitée. Philippe Hirschhorn n'était pas du tout comme ça. D'autres le sont et sont d'excellents professeurs mais je redoute d'être exactement comme ce contre quoi je m'insurge… il me serait peut-être difficile de ne pas exprimer mes propres idées et sentiments. Cependant, j'aime le faire à travers la musique de chambre avec les élèves de ma première professeur, par exemple. Nous avons joué l'Octuor et le Concerto en ré mineur de Mendelssohn… Oui, transmettre à travers la musique, ça me plait beaucoup.
RM : Comment choisissez-vous, comment abordez-vous le répertoire?
JJ : Je crois qu'il est très important de ne jouer que ce que l'on aime vraiment. Il y a peu de choses que je n'aime pas. Pour le style, je me fie beaucoup à mon intuition. Philippe Hirschhorn disait : «Le compositeur a transcrit ses émotions et ses sentiments et c'est à nous, maintenant, de les ramener à la vie». C'est une approche très intime. C'est difficile si on ne se sent pas investi dans ce sens.
RM : Vous avez une relation particulière à la musique baroque…
JJ : Parce que mon père est organiste et joue du clavecin, j'ai toujours été en contact avec la musique baroque, avec la musique chorale, avec Frans Brüggen, Ton Koopman… J'ai grandi avec ça. Mais quand je joue Bach ou Vivaldi, ou tout autre compositeur baroque, je ne joue pas «baroque» même si je m'en approche. En fait, ce qui m'horripile, c'est le sentiment que les choses soient simulées, que cela soit dans le baroque, le classique, Mozart ou Beethoven. Quand on ne fait que jouer «d'après les règles». Pour moi, ça ne fonctionne pas. D'ailleurs la différence s'entend! Il est impératif d'être naturel, de laisser les choses vous toucher naturellement et à ce moment-là, peu importe le style adopté. Bien sûr, j'ai mes préférences en termes d'approche baroque, j'aime que cette musique soit jouée de manière authentique mais une version romantique a autant de chances de me parler. Du moment que cela vient du cœur et que l'on dépasse la mentalité étriquée selon laquelle «les choses doivent être ainsi». On a besoin de croire et de sentir intimement ce que l'on choisit de faire, je pense que c'est la seule option.
RM : C'est d'autant plus important avec la musique contemporaine…
JJ : Oui, par exemple avec Richard Dubugnon. Quand on m'a proposé de créer son Concerto avec l'Orchestre de Paris et Esa-Pekka Salonen, avec des musiciens si prestigieux, j'ai été très honorée mais je n'ai pas su quoi répondre : je n'avais jamais entendu sa musique. Alors je lui ai demandé de m'envoyer des enregistrements. Je voulais être sure que cela me plairait et que je pourrais vraiment m'y dédier sinon ça n'aurait été bénéfique à personne. Ni à lui, ni à moi car je n'aurais pas réussi à tout donner. Mais j'ai adoré sa musique. Son langage, ses couleurs… ça m'a parlé. Si ce n'était pas ce qui vous motive à accepter, l'effort n'en vaudrait pas la peine.
RM : D'autres expériences à venir?
JJ : Penderecki écrit en ce moment un duo pour violon et alto que je jouerai avec Julian Rachlin à qui il est dédié et aussi une pièce pour violon seul du compositeur hollandais Willem Jeths que je vais créer durant mon festival à Utrecht, fin décembre [International Chamber Music Festival Utrecht].
RM : Ce festival de musique de chambre, c'est un rêve qui se réalise…
JJ : En effet, c'était un rêve de créer mon propre programme et d'inviter ceux avec qui j'aime jouer. Six mois après avoir formulé l'idée, le festival était lancé et il a maintenant six ans. Tout s'est passé tellement vite que nous n'avons pas eu le temps de lui donner un nom aussi enchanteur que «WinterFest», le festival du clarinettiste Martin Fröst en Suède où je me souviens avoir joué dans un cadre magnifique au lever du soleil.
RM : Où puisez-vous votre énergie?
JJ : Dans la musique! (rires) Jouer le même répertoire avec des musiciens différents est très exaltant. La semaine dernière j'ai donné le Concerto de Dvořák à Stockholm, ce soir, c'est avec le Chicago Symphony Orchestra et je dois m'affranchir de ce qui reste de la semaine dernière pour recommencer à zéro, parce qu'il m'est impossible de ne jouer «que ma partie». En répétition ou en concert, je suis là pour tout donner, à chaque fois, et il n'y a aucune autre alternative.
RM : Et votre inspiration?
JJ : La nature est pour moi une des plus grandes sources d'inspiration. J'adore marcher en haute montagne l'été, loin de tout, là où personne ne met les pieds. Observer la force incroyable de la nature surtout là où toute végétation à disparu, où il n'y a plus que la roche et les glaciers. On se sent si peu de chose et on a envie de s'en approcher et de la comprendre.
RM : Pour votre nouveau disque, pourquoi avoir associé Beethoven et Britten?
JJ : Ils sont tellement différents mais il m'a paru naturel de les réunir. S'ils vont si bien ensemble c'est parce que chacun, à sa façon, a un message très fort. J'aime leurs similitudes autant que leurs contrastes. J'ai joué Britten pour la première fois il y a dix ans et depuis c'est l'un de mes concertos favoris.
RM : Vous avez choisi deux orchestres différents…
JJ : Oui. Britten avec le London Symphony Orchestra et Beethoven avec la Deutsche Kammerphilharmonie Bremen. Non pas par parce que l'un est anglais et l'autre allemand ! Je suis hollandaise, Paavo Järvi est estonien, je n'y avais même pas pensé! J'adore la proximité du LSO avec le répertoire de Britten et l'approche stylistique de la Kammerphilharmonie qui est si flexible, si communicative, ses musiciens y apportent tant de vie et ont un son si transparent… Je voulais un disque où l'on puisse apprécier ce genre de différences.
RM : En parlant de sonorité, qu'aimez-vous chez votre instrument?
JJ : Je suis tellement heureuse d'avoir trouvé ce Stradivarius [Barrere] dont je suis tombée complètement amoureuse, dans la seconde – notre histoire est un vrai conte de fée. J'ai senti qu'il correspondait à ce que j'entendais intérieurement. J'ai essayé il y a peu le Stradivarius «Cathedral» qui a vraiment un son superbe… de cathédrale! Très chaleureux, très sombre et tellement puissant! Je me souviens avoir pensé «comment retourner à mon instrument après ça!» mais à un certain point, je me suis dit que c'était presque trop. Avec le mien je peux essayer tant de choses différentes car il est très flexible et harmonieux. Chaque instrument a ses problématiques, avec le temps on les apprivoise.
RM : La presse a beaucoup parlé de vous et de I-Pod. Vous avez enregistré un live spécialement pour les internautes… étiez-vous une fan de la première heure?
JJ : Je n'avais pas de I-Pod à l'époque et je préfère toujours aller fouiller dans les magasins de disques… Mais je pense que le téléchargement est positif et après tout, les nouvelles technologies font partie de notre époque et permettent de toucher une audience différente. L'un des internautes avait écrit un commentaire à propos du clavecin – joué par mon père : «Cool ce son électronique… ». Ils n'ont pas forcément d'opinion sur la musique classique mais ils la croient ennuyeuse !