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Compositeur, présentateur, producteur, pédagogue, français, américain, new-yorkais, parisien, méridional… ResMusica a eu rendez-vous avec un homme qui est tout ça à la fois, et dont deux œuvres, Stella maris pour électronique et chœur et Regardez-le pour électronique et orchestre, seront jouées vendredi 6 et samedi 7 mars à Paris.
« En Amérique je me sentais français. Quand je suis venu me former à l'IRCAM, je passais pour américain. Quand je suis reparti vivre et enseigner à New York, je me suis senti horriblement français. Depuis mon retour en France, je me sens… nulle part ! »
ResMusica : Pierre Charvet, merci de vous plier au jeu de l'entretien.
Pierre Charvet : C'est un honneur ! Je n'ai pas la télé, je ne lis pas vraiment la presse, la seule presse que je lise est la presse internet.
RM : Pas de télévision ? Alors que vous êtes connu comme le présentateur de «Presto», n'est-ce pas paradoxal ?
PC : Oui ! Mais je n'ai jamais eu la télé de ma vie. J'ai grandi sans télévision, mes parents n'écoutaient que France-Musique. Pendant très longtemps je n'ai pas eu de «culture pop» ou de variétés, pas même les voix de ceux qui constituent l'inconscient culturel collectif français, comme Léo Ferré ou Jacques Brel. Un peu Brassens, qui est de Sète et nous étions à Montpellier. Jusqu'à l'adolescence je crois ne jamais avoir entendu de chansons de variétés. Donc pas de télé. J'en ai eu une six mois dans mon premier appartement à New York, j'ai passé six mois à zapper la télécommande à la main, je m'endormais à 5h du matin. Je n'avais aucune discipline puisque je n'avais pas été habitué. J'étais fasciné par l'image qui bouge. Du coup je me suis dit qu'il était trop tard. Il vaut mieux pour moi ne pas l'avoir.
RM : Vous avez de la discipline sur autre chose…
PC : Pas tant. Mais je m'améliore.
RM : Rien n'est jamais perdu…
PC : Ce que je dis tout le temps… la vie m'a mis dans des situations de précocité alors que je ne me suis jamais senti précoce. J'ai passé l'âge de 40 ans, j'ai l'impression que ma vie commence.
RM : La vie commence… Vous êtes revenu en France après un long passage à New York. Comment êtes-vous arrivés à vous faire un nom dans l'Hexagone après ce long exil outre-Atlantique ?
PC : En même temps on est dans la musique classique, c'est un petit monde. Les plus connus de ce milieu sont moins connus du grand public qu'un médiocre chanteur de variétés. Les choses se sont faites par hasard. Je n'ai jamais démarché, jamais envoyé de partitions, je n'ai jamais souffert de ne pas être joué ou reconnu. Je le dis franchement, avec tranquillité, j'ai toujours pensé qu'il ne fallait avoir ni joie particulière quand on est joué, ni aigreur quand on ne l'est pas. Les choses se sont faites petit à petit. Mes œuvres sont peu jouées car j'ai peu écrit. Cela est dû aussi au fait de mon parcours un peu différent ces dernières années puisque j'ai fait de la télévision et maintenant de la radio, mais ça aussi ça s'est fait complètement par hasard.
RM : «Presto» justement sur France 2. Comment vous est venue l'idée ?
PC : Je voulais un format court sur la musique classique pour s'adresser au plus grand nombre sans être démagogue. Donner au grand public l'envie d'en savoir un peu plus que l'image que donne André Rieu, écouter des choses qui ont un peu plus d'épaisseur que «ça». J'avais déjà une petite expérience de la télé par des documentaires faits sur France 5. J'ai pris mon téléphone, j'ai appelé France 2 où je ne connaissais personne, j'ai exposé mon idée d'émission sur la musique classique. Miraculeusement j'ai eu un rendez-vous. Encore le hasard.
RM : Enfin le hasard… une proposition qui a trouvé une oreille.
PC : Oui, j'avais vraiment envie de faire cette émission-là, à l'image de ma relation avec le chef d'orchestre François-Xavier Roth, l'orchestre qu'il a créé, Les Siècles. Un ensemble hors du commun, unique au monde, qui aborde avec la même exigence et avec authenticité plusieurs siècles de répertoire. Le fait qu'eux décident de participer à ce projet télévisé avec moi donne beaucoup de crédibilité. «Presto» n'est pas un best-of de la musique classique, on s'adresse au plus grand nombre en lui proposant un très haut degré d'exigence musicale.
RM : Comment se fait le choix du répertoire sur «Presto» ?
PC : C'est une équation à beaucoup d'inconnues : nos souhaits, ceux de la chaîne – qui correspondent souvent, mais il faut aussi convaincre de l'utilité de passer parfois de la musique contemporaine juste après Drucker, ce n'est pas évident de programmer ne serait-ce que trois minutes de Boulez ou Xenakis à la suite de «Vivement dimanche». Il y a aussi une réalité musicale, puisque Les Siècles jouent sur les instruments et le diapason de l'époque du répertoire choisi. Pour des raisons pratiques, on ne peut pas enregistrer du Mozart puis du Debussy. Il faut faire un planning précis pour enregistrer sur une semaine toute une saison, les musiciens ne peuvent pas dans la même journée passer d'un jeu baroque à un jeu moderne. On jongle avec ce qu'on veut faire, ce qui doit satisfaire le public, et les contingences pratiques. La saison 3 de Presto va être tournée au mois de juillet et nous sommes en pleine programmation. Parfois cela implique des choix par défaut. L'an dernier avec la Pizzicato-polka de Johann Strauss…
RM : En parallèle de «Presto» vous avez une chronique sur la matinale de France-Musique, «Le mot du jour».
PC : «Le mot du jour» n'est pas mon idée. France-Musique m'a proposé une quotidienne ou j'expliquerais un terme musical. J'ai trouvée le concept très bien, que j'ai adapté à ma manière de faire. Je donne ainsi plus d'épaisseur aux propos que je fais dans «Presto». C'est très gratifiant, j'ai un retour direct des auditeurs qui ont écouté. La télévision joue plus sur l'apparence, l'écoute du téléspectateur est moins attentive. La seule contrainte est de tous les jours trouver une idée. «Presto» et «Le mot du jour» sont très complémentaires. Je rêve d'un site internet qui diffuse «Presto» avec une série de mots-clefs qui se rapportent au «Mot du jour».
RM : Passons à votre activité de compositeur. Vous avez été en partie formé aux Etats-Unis où vous avez travaillé. Comment avez-vous vu cette lutte typiquement franco-française du «tonal vs atonal» ?
PC : Je ne me suis pas senti concerné, même décalé. En Amérique je me sentais français. Quand je suis venu me former à l'IRCAM, je passais pour américain. Quand je suis reparti vivre et enseigner à New York, je me suis senti horriblement français. Depuis mon retour en France, je me sens… nulle part ! Je n'ai pas eu de rapports musicalement profonds avec Philippe Manoury et Tristan Murail qui ont été mes professeurs à l'IRCAM. Je ne me sens pas du tout en tant que «compositeur spectral» mais je me rends compte que dans ce que je fais, il y a une influence de l'Ecole spectrale. On peut se sortir par le haut d'un antagonisme stérile qui a dominé la seconde moitié du XXe siècle. C'est ce qu'à fait cette Ecole spectrale, quoi qu'on en dise. En tous cas c'est ce qu'ils m'ont montré. Grâce à eux je me situe au-delà de ce débat qui ne me concerne pas. J'avais été frappé de collègues à l'IRCAM sur lesquels le poids de Boulez était prégnant. Moi, je ne me sentais pas concerné.
RM : Peut-être par une certaine familiarité avec les courants répétitifs américains ?
PC : Pas du tout. J'ai vu éclore en France tout ce courant néo-classique à la suite de ce que j'avais déjà vu en Amérique, et qui me consternait. Tout ça me semble tellement vain et même bête… en même temps je vois bien comment dans ma musique on peut y voir du néo-classicisme. Pourtant je ne me sens pas dans cette esthétique.
RM : Peut-être est-ce le fait de la citation ? De toute façon on ne vient pas de nulle part, vous devez témoigner dans votre esthétique propre d'influences du passé.
PC : Bien sur. En plus j'ai peu écrit. Ma voie je suis en train de la développer maintenant. Avant ce n'était qu'une longue préparation. J'ai été enseignant à 26 ans dans un grand conservatoire (la Manhattan School Music de New York), on pourrait penser que j'avais déjà trouvé une voie, ce qui n'est pas le cas. Dans la pièce pour orchestre qui sera jouée à Présences, Regardez-le, je suis sûr que des oreilles extérieures pourraient la classer dans une démarche néo-classique, dont je suis pourtant très éloigné musicalement et humainement. Les compositeurs que je connais et apprécie de ma génération sont plutôt Martin Matalon, Yan Maresz… Kaija Saariaho m'a le plus marqué. Elle-aussi est parfois «accusée», ce qui me laisse pantois, de néo-classicisme.
RM : «Accusé», voilà un mot révélateur. De toute façon peut-on encore parler d'école aujourd'hui, à l'heure d'une individualisation de plus en plus forte de la création ?
PC : Je ne sais pas si c'est vrai. L'histoire contemporaine est toujours obscure. On se dit ça car on n'est pas en mesure d'avoir une idée claire quand on est parti prenante.
RM : A propos d'histoire récente, quelles sont les origines de la musique de Pierre Charvet ?
PC : Des influences assez banales. J'aime beaucoup la musique ancienne, comme Guillaume de Machaut. Puis plus près, chronologiquement, Monteverdi, Purcell, Bach, Mozart, Schubert. Mais ce sont ces compositeurs qui ont environné mon enfance. Après j'essaie rétroactivement d'analyser mes créations. Dans Regardez-le, j'y vois l'influence spectrale et l'influence de la musique américaine, sans y avoir spécialement pensé lors de la composition. Ce que j'aime dans la musique américaine est tout ce qui n'existe pas dans la musique européenne, l'énergie, la spontanéité, le temps qui avance, le «swing», des notions qui sont étrangères en Europe.
RM : Soyons plus précis, dans Regardez-le, qu'est-ce qui est américain ? Qu'est-ce qui est européen ?
PC : J'ai repris de Steve Reich la construction de cellules mélodico-rythmiques à partir de voix parlées. Ce qui m'a frappé, c'est qu'il n'allait jamais plus loin. Dans Regardez-le, tout le travail orchestral est basé sur l'électronique, lui-même basé sur la voix parlée. Je ne m'arrête pas à la hauteur ou aux rythmes. Je prends le timbre ; On est ainsi dans un processus spectral. Ces syllabes, je vais les analyser et prendre leur spectre harmonique pour l'appliquer à l'orchestre. Le spectateur aura l'impression que l'orchestre «parle», utilise des territoires de timbres qui sont ceux de la voix. C'est une démarche typiquement spectrale. Mais le contexte ne l'est pas.
RM : Le travail sur les paramètres du son a été fait bien avant les compositeurs spectraux. Quelle voix, puisque vous l'utilisez dans l'électronique, vous a inspiré pour Regardez-le ?
PC : Philippe Caubère. Je n'ai jamais eu de modèles musicaux, que ce soit à New York ou à Paris, et je le regrette. En revanche Philippe Caubère a représenté pour moi une manière idéale d'aborder la création, en rendant un monde imaginaire aussi complexe que la réalité, ce qui est la finalité de l'œuvre d'art. J'ai suivi toutes ces pièces. Un jour j'ai trouvé un prétexte pour le rencontrer : «Mais vous êtes Pierre Charvet, le compositeur ?». Je n'en revenais pas… Il voulait utiliser ma musique pour sa prochaine pièce ! Je tombais des nues. On a fait un entretien, qui est devenu un livre. Quand François-Xavier Roth m'a passé commande de Regardez-le pour Les Siècles, je décide de la faire d'après le passage de ce livre dans lequel Caubère décrit sa découverte de ma musique.
RM : D'où vient ce titre ?
PC : C'est une citation d'un texte de Caubère dans un de ses spectacles, qui cite lui-même une pièce d'Ariane Mnouchkine, un grand monologue qui se termine par «Regardez-le !», suivi de la Passion selon Saint Mathieu. Dans un moment d'orgueil et d'égarement, j'ai enlevé la Passion et j'y ai mis ma musique… c'est ainsi que Regardez-le est né.
RM : Comment a réagit Philippe Caubère ?
PC : Cette pièce a été créée il y a deux ans et a été pas mal jouée. Je l'ai faite écouter à Philippe Caubère. L'an dernier, il s'est installé au théâtre du Rond-Point pour faire l'épilogue de son œuvre, 27 ans après la Danse du diable. Il voulait Regardez-le pour clore musicalement son cycle. C'est incroyable. J'étais presque né quand il a commencé, j'avais vu sa première pièce, 27 ans plus tard je faisais la musique de sa dernière pièce.
RM : L'électronique semble être une constante. Regardez-le, L'invitation au voyage qui vous avait fait connaître à votre retour en France (sélection du grand Prix des lycéens 2004), Stella Maris en création ce vendredi 6 mars à l'église des billettes… L'électronique, une seconde nature ?
PC : C'est tout à fait naturel, pas volontariste. Quand j'ai fait ma première pièce à l'IRCAM, Qohelet, il fallait dire dans une note de programme notre relation à l'informatique musicale dans la création. Je trouvais ça incongru car je n'avais pas eu de pensée musicale précise, l'électronique a toujours fait partie de ma création, même si j'écris traditionnellement à la main, papier et stylo, j'ai toujours intégré l'électronique à mon travail. Les compositeurs cités en exemple ont toujours eu une attitude bienveillante vis-à-vis du progrès. Les outils de notre temps qui font avancer l'histoire, on les intègre. Utiliser l'électronique me semble naturel. Mais je ne jette pas l'anathème sur ceux qui ne le font pas. Je trouve aussi ridicule les compositeurs qui se forcent à utiliser l'électronique alors qu'ils ne sont pas faits pour ça, ça abime leur écriture instrumentale. Il faut faire avec cet outil des choses aussi complexes et subtiles qu'avec un papier et un crayon.
RM : Début mars donc, reprise de Regardez-le au festival Présences et création de Stella maris pour chœur et électronique par l'ensemble vocal Intermezzo dirigé par Claire Marchand. Comment écrit-on pour des amateurs ? Comment allier l'exigence et l'accessibilité ?
PC : C'est une question qui m'a toujours concerné quand j'ai écrit cette pièce. De plus, la création sera dans une église, un endroit ou l'acoustique brouille l'harmonie. Il faudrait presque ne donner dans ces lieux que des musiques qui ne modulent pas. J'exagère un peu…
RM : Nombre de pièces de la Renaissance restent dans le même mode.
PC : Oui mais pour d'autres répertoires, c'est terrible. L'été dernier j'ai fait une création La chasse infinie pour le chœur A Filetta. Le concert s'est déroulé dans l'église Sainte-Restitude de Calenzana. J'ai du réécrire certains passages pour que ce soit audible. Du coup, pour Stella maris, j'ai été presque paralysé, contraint d'écrire des progressions harmoniques lentes. Et surtout ne pas faire complexe. En même temps, il y a dans le répertoire choral contemporain tellement de pièces «flingue-voix» qui ne rendent pas les musiciens heureux… Mon professeur d'orchestration à New York nous demandait toujours de prendre en compte ce qu'allait induire psychologiquement nos écrits chez l'instrumentiste ou le chanteur. Il faut faire en sorte de mettre le musicien de son coté, qu'il sente de la bienveillance de la part du compositeur. C'est courant en Amérique, mais bien moins en Europe. Il y aurait presque une forme de «mépris», on écrit, débrouillez-vous pour jouer.
RM : Et le texte ? Issu de la liturgie ?
PC : Non, sur des poèmes – religieux bien sûr – de Frédéric-Jacques Temple. Une écriture très moderne, contemporaine et archaïsante à la fois. J'ai essayé de retrouver ça. Certains passages pourraient paraître néo-classiques…
RM : En guise de conclusion, quelle est la part dans la société du compositeur ?
PC : Pour un compositeur classique, la sanction ne vient pas des institutions ni du public, mais des musiciens.