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Les organologues sont assez d’accords sur les faits suivants : le violon ou son prototype apparaît au début du XVIe siècle et est utilisé presque uniquement par les pauvres, les plus aisés jouant eux sur des instruments à cordes tels que les violes ou le luth. Cela soulève une question importante : pourquoi au début du XVIe siècle, le violon, invention su géniale autant sur le plan scientifique que musical, est si mal considéré et doit attendre un siècle pour être enfin utilisé en musique savante ? Pour accéder au dossier complet : Petites histoires du violon
Le violon est un objet qui, pour toutes sortes de raisons : sa forme, son histoire, ses mythes, sa tradition, ses valeurs, etc. (voir les articles précédents), est crédité d’un pouvoir émotionnel très puissant. Même si, au cours de son histoire, son image a pu changer (instrument des pauvres au XVIe siècle, instrument d’une «élite» depuis le XIXe, par exemple), celle-ci s’est stéréotypée et a, d’une certaine manière, été sacralisée.
Nous avons vu, dans l’article XI : «le violon dans l’inconscient collectif», qu’elle est le fruit de présupposés, de préjugés et de schémas préfabriqués qu’il est très difficile de remettre en question sans risquer de casser une forme d’idéal auquel tout le monde semble attaché.
De nombreuses expériences ont été tentées au XIXe et XXe siècle, tant sur sa forme que pour sa production du son ou son mode de jeu. Toutes sont restées lettre morte. Dans le meilleur des cas, certaines de ces réalisations ont trouvé place dans des musées, comme curiosités, d’autres ont été considérées comme véritablement «monstrueuses». Une des lettres de noblesse du violon, et sans doute une des raisons de son succès, est justement d’être présenté comme n’ayant jamais subit aucune transformation depuis son origine, puisque né «parfait». Il existe donc une image du violon, une représentation collective, à partir d’un objet matériel ayant une forme et une fonction définie. Mais nous allons voir, au cours de cet article, que celle-ci peut, dans certains cas, s’éloigner sensiblement de l’idéal sans perdre pour autant de sa force émotionnelle.
Commençons par une petite expérience : prenez un manuel de lutherie, ou même un livre «grand public» consacré au violon. Celui-ci vous sera présenté sous son aspect le plus académique. Cet objet, dont l’archétype est le fameux «Stradivarius», correspond en effet à un cahier des charges précis. Les mesures, les proportions, les couleurs, la nature des bois utilisés, la qualité du travail, la qualité du son définissent un standard. C’est à partir de lui que vont être perçu les autres violons, dans le rapport de conformité qu’ils établissent avec lui. Imaginons maintenant que nous vous demandions de dessiner, de mémoire, un violon. Suivant, d’une part, vos dons pour le dessin, et, d’autre part, votre capacité de mémoire, votre dessin se rapprochera ou s’éloignera de ce standard. Et si vous dessinez vraiment très mal, que vous avez mauvaise mémoire, et qu’en plus vous n’ayez que peu ou pas eu l’occasion de voir un vrai violon et de vous y intéresser, votre dessin finira par s’éloigner de plus en plus du modèle. Pourtant, il est possible que, grâce à quelques détails, ceux qui regarderont votre dessin identifieront bien un violon. Ces détails constitueront les minima nécessaires à créer un consensus pour la perception de cet objet.
Elargissons maintenant la démonstration, non plus au dessin, mais au violon réel. Pour pouvoir faire cette démarche, il faut aller chercher des instruments qui s’éloignent du standard, et voir jusqu’où peut aller cette distorsion. Nous ne trouverons pas de tels instruments dans les conservatoires ou les boutiques de luthiers puisque, par principe, c’est justement dans ces endroits que se crée la norme. Nous allons les trouver dans la lutherie dite «populaire», et particulièrement dans ses spécimens faits pendant la première guerre mondiale, dans les secondes lignes et les camps de prisonniers. Il existe des collections de ce genre de violons, notamment celle de Claude Ribouillault, à qui nous empruntons dans cet article nombre de réflexions sur ce sujet. Pour ce qui nous intéresse ici, nous allons nous arrêter sur cinq de ces instruments, classés en fonction de leur proximité avec le standard de départ.
Le premier, à priori, correspond au modèle. Mis à part sa facture quelque peu «rustique», toutes les mesures sont correctes (au millimètre près), il possède même une barre et une âme. C’est donc un violon classique, à un détail près : il est en cuivre. Voici un extrait du journal «le miroir», de janvier 1917, qui nous éclairera sur les conditions dans lesquelles il a pu être fabriqué : «des douilles d’obus transformées en violon. C’est à quelques kilomètres de la ligne de feu qu’est installé cet étrange luthier. La musique rallie beaucoup d’amateurs sur le front. Les uns se font envoyer des instruments, les autres en fabriquent eux-mêmes, ingénieusement, de très imprévus. Des boites de conserve, de vieux bidons d’essence, des gamelles allemandes se transforment en mandolines, en guitares, des manches à balai deviennent des manches de banjos. Voici un soldat qui, à ses instants de liberté, fabrique de parfais violons de cuivre avec des douilles d’obus. Il vend en plein air et fait, paraît-il, de bonnes affaires.»
Le deuxième a été fait en Pologne, en 1915. La forme est reconnaissable. Néanmoins, cet instrument semble avoir été fait «de mémoire», et son aspect est une extrapolation du standard. Le troisième, fait à partir d’une boîte à cigares, est l’un des «classique» de la lutherie populaire de la guerre de 14. Là, plus de silhouette caractéristique, ne subsistent que les organes nécessaires à la production du son (caisse, manche, chevalet, etc. ), et deux éléments emblématiques du violon : ouies et volute.
Le quatrième n’a ni silhouette, ni symboles du violon. Fait en 1917 par un certain Messain, maréchal-ferrant à Courtisoles (Marne), à l’aide de deux boîtes à cigares et demi, ne font référence au violon classique que le système de production du son et le mode de jeu.
Quant au cinquième, il s’agit d’un violon berbère, fait à l’aide d’un bidon d’huile. Plus de touche, de cordier, juste trois cordes, même pas d’ouverture sur la caisse, elle-même sans aucun rapport avec l’objet référent.
D’après ces cinq objets, où peut-on situer les minima ? A partir duquel n’est-il plus possible de considérer qu’il s’agit d’un violon ? La réponse n’est pas dans les objets eux-mêmes, mais dans l’appréciation de chacun, et surtout dans le contexte qui les entoure.
Revenons à notre guerre de 14-18 ? Quelle est la vie d’un soldat dans les tranchées ? La peur, le froid, la souffrance, l’absence des êtres aimés, de femmes, la nostalgie du pays… Dans les camps de prisonniers et à l’arrière, les conditions sont moins dures, relativement. S’installe l’ennui. Certains ressentent alors le désir de faire de la musique (à l’époque où l’enregistrement sonore n’était pas répandu, c’était le seul moyen d’en entendre). D’autres, pour s’occuper les mains, veulent bricoler, avec les moyens du bord. Commence alors une fabrication d’instruments. Dans ces circonstances, des violons bricolés cohabitent avec de «vrais» violons, achetés dans le commerce et envoyés aux soldats. Apparaît alors le phénomène suivant : si les conditions de vie (de survie…) sont «supportables», le décalage avec une existence «normale» encore concevable, et le nombre de personnes relativement important, une forme de conformisme prévaut. Dans ce cas, on préfèrera, si on a le choix, jouer sur des violons «académiques», les autres étant trop hors- normes. Mais si la peur, l’angoisse, le désespoir prennent trop de place, et si le nombre de participant est limité, s’effectue alors un décrochement de perception de la réalité. On se réfugie dans le domaine de la magie, et ces instruments de fortune deviennent de vrais violons. Peu importent leur forme, leur matériau, et le son qu’ils produisent –voir même qu’ils ne produisent pas- du moment que le groupe est tacitement d’accord sur l’essentiel : on est en train de faire de la musique sur des violons ! Poussé à l’extrême, un simple geste suggestif (bras gauche levé à hauteur de l’épaule, bras droit effectuant un va –et-vient, coude relevé), accompagné ou non de bruitage avec la bouche, suffit à créer cette réalité, non pas prise au second degré, comme nous le ferions, mais bien au premier.
Dans ces exemples, et jusqu’au dernier, nous voyons que subsiste toujours un lien avec le violon, et que celui-ci peut suffire, dans des circonstances particulières, à créer une perception de l’instrument. Ce lien relève de la magie, au sens anthropologique du terme. En effet, une des caractéristiques de celle-ci est de fonctionner par sympathie, par analogies et associations d’idées. Deux choses, si elles ont des points communs, vont susciter un lien de cause à effet, même en violation des principes de logique et de raisonnement. C’est la règle de similarité. De plus, la magie fonctionne également par «contagion» : si un objet possède une des caractéristiques d’un ensemble, la partie vaut pour le tout. On peut définir l’instrument de musique par trois paramètres : un corps matériel, un son et un geste. Mais il suffit qu’un seul de ces critères soit présent pour appréhender l’intégralité du phénomène. En bout de chaîne, le consensus pourra ne plus porter que sur le fait de nommer l’objet (réel ou virtuel) en question : sera considéré comme violon celui que l’on appellera ainsi.
Un dernier exemple, actuel celui-là, pour illustrer notre propos : la guitare de Ghislain. En prison, ne pouvant se procurer de guitare, considérée par l’administration pénitentiaire comme une arme potentielle ( ?), il s’en est fabriqué une avec du carton et du scotch d’emballage. Les cordes sont en élastique, les chevilles en plastique récupéré sur des cintres. Il décrit cet instrument (car c’en est un) de la manière suivante : «elle ne fait pas de sons, c’est uniquement pour apprendre les accords, pour me mettre les morceaux en tête et pour pouvoir les jouer après».
Les considérations exposées ici nous amènent à la conclusion suivante : peut être considéré et appréhendé comme violon tout objet qui présente un lien formel, fonctionnel ou gestuel avec le modèle initial. Le consensus autour d’un tel objet dépendra de trois facteurs interdépendants : le nombre de personnes, le contexte, et le degré d’évidence du lien entre l’objet et son référent. En clair, plus les circonstances s’éloignent de la normalité, plus le nombre de personnes est réduit, plus le lien entre l’objet considéré comme violon et le référent pourra être ténu pour être identifié comme tel. A contrario, dans des conditions ordinaires, si le nombre de personnes est important, moins il pourra être identifié comme violon.
Est-ce à dire qu’aujourd’hui, en temps de paix et de confort, il est inenvisageable d’utiliser cette magie ? Sommes-nous condamnés à répéter à l’infini ce standard de violon, alors que nous savons qu’il peut être source de rêve et d’évasion ? Nous disons que non ! La magie aujourd’hui peut s’appeler poésie, humour, paradoxe, fantaisie, jeu. Plus domestiquée qu’en situation extrême, elle n’en est pas pour autant moins nécessaire ou moins puissante. De touts temps, en toutes circonstances, l’esprit humain a cherché à exercer ses facultés d’imagination, de création et d’invention. Pour notre part, en tant que luthier, nous avons voulu nous amuser à tenter l’expérience. Nous nous sommes posé le problème ainsi : le pouvoir émotionnel attribué à ces objets «déviants» tient au fait qu’ils créent un contraste de représentation entre eux-même et leur référent, lui-même déjà très puissant, et que celui-ci est d’autant plus violent que l’objet s’éloigne de son standard. Néanmoins, pour qu’il y ait contraste, il faut bien que les deux choses soient liées d’une façon ou d’une autre. Alors, de quelle marge de manœuvre dispose-t-on ? Jusqu’où peut-on s’éloigner du référent sans le perdre de vue ? En bref, qu’est-ce qu’un violon, et comment «jouer» avec ?
Nous avons donc essayé, au cours de nos «petites histoires du violon», de définir -à notre manière- cet objet sous divers aspects. D’en dégager les éléments les plus pertinents, de tenter de comprendre pourquoi et comment il nous touche. En fait, de déconstruire son image, afin de disposer d’un matériau de base et d’une «règle du jeu» pour la création de nouveaux instruments, dont la fonction ne serait plus de produire du son, mais de créer un lien direct entre une œuvre matérielle et la musique, en jouant sur les affects et les représentations. Voici le résultat actuel de nos élucubrations, les deux derniers violons sortis de notre atelier. A vous de jouer…
Sources : 1 «La musique au fusil» : Claude Ribouillault, édition du Rouergue, 1996 ; 2 «Instruments de fortune : lutherie populaire», FAMDT éditions, 1998 ; 3 «Artisanat de tranchée et briquets de poilus de la guerre 14-18», Patrice Warin, Ysec Editions, 2001 ; 4 «Esquisse d’une théorie générale de la magie», in «sociologie et anthropologie», Marcel Mauss, 1902-1903, PUF, 1968 ; 5»Système P : bricolage, invention et récupération en prison», Catherine Réchard, éditions Alternatives, 2002 ;
Crédit photographique : violons de fortune n° 2, 3, 4, 5 : extrait du livre en référence 2 ; violon en cuivre : collection particulière ; guitare de Ghislain : extrait du livre en référence 5
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