Pyromanes
Qui veut la peau des festivals ? Sans doute est-il trop tôt pour voir émerger, de l'immense gâchis de l'été, la réflexion de fond qu'appellent trop de problèmes complexes et souvent mal posés. La seconde représentation d'Otello aux Chorégies d'Orange, rares rescapées parmi les grandes manifestations de musique, démontrait surtout l'état de confusion et d'irrationalité auquel en sont réduits les principaux acteurs de ce drame, partenaires sociaux et pouvoirs publics plus encore que le public et les artistes. Chacun a pu suivre, lors de la retransmission télévisée de mardi 15 juillet, un début de spectacle dont le scénario reprenait largement celui de la première du samedi 12 : lecture d'un communiqué par les intermittents du festival expliquant leur décision de jouer tout en réaffirmant leur solidarité avec l'ensemble du mouvement, accueillie par la bronca d'une majorité du public.
Tout en comprenant que soient à vif les nerfs de spectateurs pour lesquels s'évanouissent les unes après les autres depuis deux semaines ces soirées attendues comme autant de moments de fête, et sources pour beaucoup d'un réel sacrifice financier, on ne peut qu'être attristé de voir retomber leur colère précisément sur les artistes et les techniciens ayant refusé la politique du pire et fait le choix courageux et difficile de mettre entre parenthèse leur angoisse pour éviter le naufrage des festivals qui les emploient. On éprouve aussi des sentiments mêlés d'affliction et de crainte quand la clameur de la foule est portée du même élan barbare et roule les mêmes insultes que le charivari haineux des saboteurs d'Aix-en-Provence, lorsque l'écoute de l'autre, de sa souffrance et de ses désirs serait plus que jamais indispensable de part et d'autre.
Dans ces conditions, l'attitude de France Télévision, et par conséquent celle de sa tutelle, était-elle vraiment la plus responsable ? Le droit de réponse accordé à l'UNEDIC, après la prise de parole des intermittents, était naturellement légitime. Sa diffusion à chaud, solennelle et pour tout dire quasi-officielle (la cérébralité de l'écrit répondant à l'émotion de la parole, et la froideur du fond d'écran au tumulte du direct) ne paraissait pas en revanche des plus opportunes. Parce qu'elle témoigne d'une part d'une singulière connivence entre l'audiovisuel public et les signataires d'un accord dont il reste le principal bénéficiaire, tant son texte fait l'impasse sur les abus qui profitent au moins de manière indirecte à toutes les chaînes de télévision. Parce qu'elle ne pouvait d'autre part qu'être mal ressentie par des intermittents que la réaction du public conduisait déjà à s'interroger sur leur choix de jouer quand même, et risquait par ricochet de mettre à terre l'un des derniers festivals encore debout. De fait, l'entracte fut suivi d'une interruption de trois quarts d'heure, dont les téléspectateurs ne virent rien puisque la chaîne avait prudemment capté la soirée du 12 afin de sauver les apparences du direct. La colère se ralluma dans les gradins, et pendant d'interminables minutes, les Chorégies semblèrent perdues. Furent-elles une nouvelle fois sauvées par l'aplomb dans la négociation de leur président Thierry Mariani et de leur directeur Raymond Duffaut ? Ou parce qu'une partie du public, préférant l'ironie fraternelle à l'agressivité, avait incité à la reprise en entonnant le finale de la Neuvième de Beethoven et le « Va pensiero » de Nabucco ? Il y eut encore quelques moments aussi drôles que pénibles, lorsque Mariani lui-même fut conspué par des spectateurs déchaînés alors qu'il venait annoncer le redémarrage du spectacle, mais il fit taire les huées en authentique tribun : « On ne peut pas à la fois siffler et demander des explications. » Restait le sentiment d'un malentendu et d'une incompréhension dramatique entre acteurs et spectateurs de la culture, attisés par ceux que sa disparition n'attristerait pas. Le mot de la fin appartint à Janine Reiss, dont la voix s'éleva avec la baguette d'Evelino Pido pour remercier « de sa courtoisie et de son talent » un Orchestre National de France qui était demeuré tout du long à son poste, stoïque malgré le risque d'une prise à partie. Que la musique continue.
Vincent Agrech est Chef de rubrique du magazine Diapason