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Offenbach ou les bienfaits du Rhin

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Jacques Offenbach : Die Rheinnixen (les Fées du Rhin). Regina Schörg, Nora Gubisch, Piotr Beczala, Dalibor Jenis, Peter Klaveness, Gaële Le Roi. Orchestre National de Montpellier Languedoc-Roussillon. Chœur de la Radio Lettone. Direction : Friedemann Layer. Accord 3 CD 472 920-2 (Universal), 2002.

 

Cosima Wagner tenait un savoureux journal de bord pour son usage personnel. La lecture de certains extraits est édifiante. Ses jugements arbitraires tenaient davantage du règlement de compte que du simple commentaire objectif.

Offenbach ou les bienfaits du Rhin

Dans son collimateur, Delibes : « des mélodies vulgaires », Saint-Saëns : « le chaos dans la musique instrumentale actuelle »… Quel fiel aurait-elle répandu sur  ? « Un saltimbanque innommable composant pour le cirque » ?! Sûrement, hélas. L'auteur de Fantasio est encore ravalé au rang de tâcheron frivole, prompt à divertir via des cancans frénétiques ou autres galops virevoltants. Ce bateleur génial a pourtant plus d'une corde à son archet frémissant. La résurrection de ce chef-d'œuvre méconnu et absolu – couronnant un Festival de Montpellier un tantinet morose la saison passée – l'atteste. Trois heures trente de musique pure. Dès lors, le choix de la version concert importe peu.

La portée de l'événement est double. Il s'agit de l'écho discographique de la recréation mondiale ; en sus d'une consécration, celle d'un éditeur passionné, . Ce dernier se bat avec énergie et fougue pour défendre la cause d'un compositeur incompris. Les Fées du Rhin sont créées à vienne en 1864. Astre solitaire, au sein du corpus inépuisable du musicien germano-français – Vert-Vert, Barkouf, un concerto militaire. En l'occurrence, on est confronté à un authentique Romantische Oper, une comédie dramatique au sujet ésotérique, chantée en allemand, d'un impact aussi pénétrant que Lohengrin. Wagner, justement, vouait son compatriote aux gémonies ; force est de souligner que le Magnum Opus d'Offenbach dépasse, en intensité dramaturgique, les Fées du grand Richard (un opéra de jeunesse certes). Dans cet ouvrage, les airs de bravoure abondent, parmi lesquels le grand solo d'Ada, visant l'effet et la pompe clinquante comme un but en soi. Du Weber boursouflé, un orchestre tonitruant : tous les inconvénients de Meyerbeer sans les avantages.

Rien de tel ici. Ne nous attardons pas sur cette histoire de revenants et de chevalerie. En revanche, la partition est emplie d'une veine « prométhéenne » insoupçonnée : poignant chant fluvial, soulevant d'immenses gerbes d'écume. Impossible d'isoler un passage de ce monument lyrique tant sa richesse est foisonnante. On se trouve comme immergé dans un torrent symphonique de duos, trios (celui de l'acte II, de facture rossinienne), ensembles brillants d'une sophistication inédite. Les chœurs sont phénoménaux. Le ballet « obligé » du III est un véritable poème chorégraphique. L'orchestre pléthorique a des couleurs d'agate. La science instrumentale et chorale est stupéfiante. S'instaure une étroite connivence avec la Symphonie « Lobgesang » de Mendelssohn, les meilleures pages de Fierabras de Schubert. On y entend, également, des réminiscences du Prophète de Meyebeer (lui aussi à réhabiliter) ou enfin du Ballet des Sylphes de la Damnation de Faust.

L'ouvrage est inondé d'une lumière wébérienne, je pense à l'univers bucolique et sylvestre du Freischütz. En compositeur-mosaïste, Offenbach a brodé une gigantesque tapisserie leitmotivique que transfigurent des instruments à vent, des cors cinglants extrêmement sollicités. Conscient d'avoir donné le meilleur de lui-même, il n'hésitera pas à réintroduire dans son testament, les Contes d'Hoffmann, certains motifs issus des Rheinnixen : la fameuse Barcarolle cite le thème de l'ouverture des Fées. Les couplets bachiques d'Hoffmann transposent pour ténor l'air de Conrad (baryton). Les détenteurs de la version Cambreling publiée chez EMI – laquelle s'appuie sur l'édition œser – pratiqueront l'exercice ludique suivant : identifier, au détour d'une phrase musicale, les interpolations provenant des Fées du Rhin. Par exemple, la mélodie de la belle Giulietta « Qui connaît donc la souffrance » n'est autre que le premier air d'Armgard ! Musique cosmopolite, tournée vers l'avenir, anticipant Die Brautwahl de Busoni, l'orchestration capiteuse de Catalani – étrange Loreley – ou encore la Rose au jardin d'amour de Pfitzner.

Les solistes, passablement malmenés en raison d'une ligne vocale rebelle, sont tous exceptionnels, à commencer par l'Armgard de Regina Schörg. Pour habiter cet être de lumière, l'artiste dispose d'un large spectre de couleurs : voix lactée, diaphane, filamenteuse, de lyrique corsé, capable de coloratures, et pianissimi lunaires. Le rôle synthétise les écueils d'Eudoxie (La Juive)… d'Antonia et d'Olympia. Vient, ensuite, , et ses accents rocailleux de lionne blessée, un organe puissant, ambré, surmontant des difficultés ahurissantes. La tessiture est inclassable, à mi-rivage des débordements de Rosa Mamai (l'Arlesiana de Cilea) et les menaçantes imprécations de Fricka. Elle convoque les moyens d'un sombre mezzo-soprano mordoré, quitte parfois à moduler son volume afin d'intégrer la dimension tendre de cette mater dolorosa : écoutez la cantilène du II, l'une des plus belles déplorations jamais écrites pour cette voix.

Les hommes ne déméritent pas : le baryton de haut parage à l'aigu tamisé, , la basse Peter Klaveness, aux allures de débonnaire Landgrave Hermann, le ténor élégiaque de Piotr Beczala. Autre artisan de cette réussite, l'efficace et discret . Il galvanise les chœurs de la Radio Lettone, surplombant avec brio une partie sans concession. Le chef autrichien cisèle chaque détail architectural et nervure de cette broderie, complexe par son enchevêtrement de fils harmoniques, d'accords chromatiques et de soubresauts rythmiques. La musique se fait bruissement phosphorescent, murmures irréels, onde ruisselante. Le sens de la pulsation et de la ductilité du maestro impressionnent : Les Fées du Rhin se métamorphosent en une arborescence aquatique. Un ouragan sonore générant un « tsunami » incontrôlable.

Pour paraphraser Anton Webern à propos des Gurrelieder d'Arnold Schönberg, « la sensation de ces flots sonores exaltent à mourir ». Il est urgent que les théâtres européens redécouvrent les beautés extraordinaires (au sens étymologique), la grandeur de ces Fées et se lancent dans une représentation scénique. Carsen, après Rusalka d'Antonin Dvorak à l'Opéra de Paris, serait le dramaturge idéal.

Lire aussi la critique du spectacle :

Jacques Offenbach « Die Rheinnixen » : sous l'effet du Rhin

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