Boulez et Debussy mis en miroir par Les Siècles

Bâtir un pont entre les œuvres de Pierre Boulez et de Claude Debussy est le choix pertinent et audacieux du programme présenté à Tourcoing et Paris par l'orchestre Les Siècles, sous la direction de Franck Ollu. Avec notamment la version intégrale du monumental Pli selon pli. Une expérience sonore rare.

Pour marquer le centenaire de la naissance de Pierre Boulez (1925-2016), figure incontournable de la musique de la deuxième moitié du XXe siècle, l'orchestre Les Siècles a eu la judicieuse idée de mettre en miroir son œuvre avec celle de Claude Debussy , un compositeur que Boulez admirait plus que tout, qu'il a beaucoup et brillamment servi en tant que chef d'orchestre. Et qui partageait avec lui la quête d'un univers sonore très personnel, l'affranchissement des dogmes (quitte à en créer de nouveaux), et la fascination des mots et de la poésie.

C'est d'ailleurs la poésie de Stéphane Mallarmé, architecte des mots, qui sert de fil conducteur au programme présenté par l'orchestre Les Siècles sous la direction de Franck Ollu, avec la soprano Sarah Aristidou.

La musique de Pierre Boulez fait souvent peur à ceux qui ne la connaissent pas, jugée exigeante, abstraite, hermétique. Il y a bien un peu de celà, mais aussi beaucoup de poésie, de recherches sonores inouïes, des perspectives d'écoute nouvelle à qui veut bien se laisser emporter.

Cette musique se voit et se vit, tout autant qu'elle s'écoute. C'est particulièrement le cas pour Pli selon pli, composé entre 1958 et 1962. Sous-titré « Portrait de Mallarmé« , empruntant la sonorité des mots du poète français, Pli selon pli est avant tout un vaste paysage sonore. Un paysage qui se contemple aussi sur scène, face à un imposant orchestre, cordes et piano à gauche, bois et cuivres à droite où se mêlent les griffures d'une guitare et d'une mandoline, quatre harpes et célesta au centre, et à l'arrière une véritable armada de percussions.

Œuvre fleuve en cinq mouvements, Pli selon pli déploie, tisse son arachnéenne toile sonore pendant près d'une heure. Les mots de Mallarmé sont déconstruits, étirés, fractionnés ; ils sont aussi des instruments se mêlant au jeu de cloches et gamelans, parfois digne d'un rituel du théâtre traditionnel japonais kabuki, entrant en résonance avec la masse orchestrale des cordes et des vents. Saluons la performance de la soprano Sarah Aristidou dont la voix est souvent malmenée, au bord du cri, et la direction précise de Franck Ollu, grand architecte géomètre de ce monument. Pli selon Pli s'ouvre et se ferme sur un accord brutal. Entre-temps, l'auditeur-spectateur aura été emporté, saisi, parfois perdu et malmené, toujours étonné. On reste longtemps hanté par ce genre d'expérience.

La transition vers Claude Debussy est à ce titre un peu difficile en deuxième partie du concert. Les Trois poèmes de Mallarmé, mis en musique en 1913, mais orchestrés un siècle plus tard par Heinz Holliger, permettent de faire le lien avec Boulez, grâce au savant travail entre musique et littérature. Encore sous l'emprise du magma sonore de Boulez, les couleurs très spécifiques de l'orchestre Les Siècles nous paraissent presque éteintes. Il est en effet extrêmement complexe pour le chef et l'orchestre, de rééquilibrer les plans sonores entre les instruments modernes joués en première partie, et les instruments français du début du XXe siècle (la caractéristique de l'orchestre Les Siècles) pour la deuxième partie. Les choses se rééquilibrent avec La Mer, cette merveilleuse suite de trois « esquisses symphoniques » conçue en 1903… en Bourgogne, loin des embruns marins. Un peu sage dans le premier mouvement, « De l'aube à midi sur la mer« , la direction de Franck Ollu se fait de plus en plus dynamique, notamment dans un dernier mouvement, « Dialogue du vent et de la mer« , sec et nerveux, de la plus belle eau. Conclusion lumineuse d'un concert hors norme.

Crédits photographiques : @ Andrej Grilc