Aux Abbesses, Strands de Jérôme Combier tisse sa toile sonore
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Paris. Théâtre de la ville /Les Abbesses. 15-XII-2024. Dans le cadre du Festival d’Automne. Jérôme Combier (né en 1971) : Cordelia des nuées, pour flûte ; Strands (…) parce qu’elles ont l’ombre des abîmes (…), pour ensemble et électronique (Création mondiale) ; Alberto Posadas (né en 1967) : Ianus, pour flûte piccolo (Création mondiale) : Salvatore Sciarrino (né en 1947) : Venere che le Grazie la fioriscono, pour flûte. Matteo Cesari, flûte ; ensemble Multilatérale ; réalisation en informatique musicale : Max Bruckert ; création lumière : Natan Katz ; direction : Rémi Durupt
Pour ce dernier concert de l'année du Festival d'Automne au Théâtre des Abbesses, s'affiche la création attendue de Jérôme Combier au sein d'un programme au cordeau, sans changement de plateau et magnifié par le jeu des lumières.
L'installation instrumentale est laissée dans l'ombre lors d'une première partie de concert qui met en vedette le flûtiste de Multilatérale Matteo Cesari, qui enchaîne avec une maîtrise confondante trois œuvres pour flûte seule. Cordelia des nuées de Jérôme Combier (2003) se fait l'éloge de la fragilité, avec des lignes qui se fragmentent, des sonorités qui fluctuent au quart de ton et des sons filtrés à travers les modes de jeu (whistle tone). Sauf que le souffle qui la génère est d'une vitalité sidérante, celle que déploie Matteo Cesari pour relancer chaque nouveau départ.
L'interprète a pris son piccolo et nous tourne le dos dans Ianus de l'Espagnol Alberto Posadas, une pièce donnée en création mondiale. Avec Ianus (variante de Janus), le dieu à deux têtes, il est question de regard vers l'avant et vers l'arrière qu'incarne la position de l'interprète et que le compositeur traduit en termes d'écriture musicale : dédoublement de la ligne, écho, bicinium, passage d'une tessiture à l'autre, transformation d'une figure à une autre… À notre connaissance, jamais encore un piccolo n'avait émis une telle richesse de propositions : sous les doigts du flûtiste, les aigus sont d'une pureté rare et l'intonation d'une grande finesse sur un instrument qui peut facilement devenir criard. Son piccolo a l'agilité de l'oiseau ; il roucoule, pépie, trémole, virevolte, sans jamais s'épuiser. Il est plus disert encore lorsque le flûtiste se retourne, aux trois-quarts de l'œuvre, pour jouer cette fois face au public.
Sans timbre (tonlos), Venere che le Grazie la fioriscono (le titre est déjà musique !) de Salvatore Sciarrino, est l'avers de Ianus. La pièce est énergie pure, l'expression du « ch'i » pour les adeptes du taoïsme. Le souffle du flûtiste s'accompagne du bruit doux des clés de l'instrument actionnées avec les doigts : la pièce virtuose se veut curative, apaisant bien des maux, selon Sciarrino et la médecine des anciens…
Terre d'ombre de Jérôme Combier
Du solo à l'ensemble, le passage est fluide et rapide. Le plateau s'éclaire, dévoilant le riche dispositif instrumental et la présence de filins tendus obliquement depuis les cintres. Strands, le titre de la nouvelle pièce de Jérôme Combier pour sept instrumentistes (les musiciens de l'ensemble Multilatérale) et électronique, se traduit par « fils », comme ceux des toiles d'araignée du plasticien argentin Tomás Saraceno qui sont à l'origine du projet sonore. Deux plaques-tonnerre géantes sont suspendues en fond de scène tandis que le set de percussions se prolonge à cour avec une autre surface métallique légèrement convexe posée sur deux supports que la percussionniste Hélène Colombotti, fort sollicitée ce soir, viendra faire résonner en solo. Le registre instrumental tire vers le grave, de l'alto à la contrebasse : « (…) parce qu'elles ont l'ombre des abîmes (…) », sous-titre le compositeur. Ni flûte ni violon mais une harpe et un piano très actifs. Conduite avec autant de souplesse que de précision par Rémi Durupt, la musique qui s'entend est impalpable, avec ses figures elfiques qui disparaissent à peine dessinées ; elles n'en nourrissent pas moins un flux continu, capricieux et fantasque, avec ses accélérations, perturbations et bouffées de lyrisme, entre éclairs furtifs et outrenoirs profonds. L'espace s'ouvre progressivement où s'éploient d'autres lignes aux inflexions microtonales d'un lointain Orient. L'arrivée du marimba et ses sonorités boisées texturent le flux sonore dans un temps « heurté », selon le mot du compositeur. L'intensité lumineuse décline tandis que Lise Baudoin (pianiste) et Hélène Colombotti, stylets en mains, se dirigent vers les plaques-tonnerre pour générer sur ces deux surfaces métalliques, via le dispositif électronique, des résonances « douces et obscures ». L'instant est éminemment poétique et hors cadre… Revenue à son piano, Lise Baudoin commence à tirer des fils entre les cordes de son instrument, un mode de jeu qui contamine l'ensemble des instruments à cordes. Monte alors en puissance, dans les dernières minutes de l'œuvre, un son au grain inouï, résonance « migalomorphe » très impressionnante à laquelle l'électronique donne une ampleur et une matérialité quasi haptiques.
Crédit photographique : © Ensemble Multilérale
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Paris. Théâtre de la ville /Les Abbesses. 15-XII-2024. Dans le cadre du Festival d’Automne. Jérôme Combier (né en 1971) : Cordelia des nuées, pour flûte ; Strands (…) parce qu’elles ont l’ombre des abîmes (…), pour ensemble et électronique (Création mondiale) ; Alberto Posadas (né en 1967) : Ianus, pour flûte piccolo (Création mondiale) : Salvatore Sciarrino (né en 1947) : Venere che le Grazie la fioriscono, pour flûte. Matteo Cesari, flûte ; ensemble Multilatérale ; réalisation en informatique musicale : Max Bruckert ; création lumière : Natan Katz ; direction : Rémi Durupt