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Le Turc en Italie à Lyon : La vie n’est pas un roman-photo

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Lyon. Opéra. 13-XII-2024. Gioachino Rossini (1792-1868) : Il Turco in Italia, drama buffo en deux actes sur un livret de Felice Romani. Mise en scène et costumes: Laurent Pelly. Décors : Chantal Thomas. Lumières : Joël Adam. Avec : Renato Girolami, baryton (Don Geronio) ; Sarah Blanch, soprano (Donna Fiorilla) ; Adrian Sâmpetrean, basse (Selim) ; Alasdair Kent, ténor (Don Narciso) ; Florian Sempey, baryton(Prosdocimo) ; Jeanne Anne Flory, mezzo-soprano (Zaida) ; Filipp Varik, ténor (Albazar). Chœur (chef de choeur : Benedict Kearns) et Orchestre de l’Opéra de Lyon, direction : Giacomo Sagripanti

Après la très originale réussite de son Barbier de Séville, montre une fois encore ses affinités avec Rossini en imaginant une excellente façon de prendre au sérieux Il Turco in Italia.

Existe-t'il encore des romans-photos, ces publications (fotonovelas) nées en Italie de l'après-guerre ? La ménagère de 50 ans d'alors (qui doit en avoir au moins 90 aujourd'hui) peut-elle à l'heure actuelle être encore la proie des clichés (à tous les sens du terme) de ces récits amoureux sur papier quadrillé comme un BD ? C'est ce temps qui semble révolu que rappelle au souvenir du spectateur qui naquit à l'orée des Trente Glorieuses. Le Turc en Italie, longtemps perçu comme un mauvais décalque de L'Italienne à Alger, est un des plus originaux scénarios rossiniens : pirandellien à l'envers (il s'agit d'un auteur en quête de personnages), il ferait plutôt penser à Cosí fan tutte avec son poète épiant ses voisins comme Don Alfonso les ébats sentimentaux de personnages en quête d'amour. En leur permettant d'échapper à la littéralité d'un livret à première vue un brin inconséquent, bien qu'il aborde la liberté sexuelle et le racisme, la proposition de méta-théâtre du Turc en Italie ne peut que titiller l'imagination des metteurs en scène d'aujourd'hui, souvent prompts à se pencher sur leur art. A  Liège, récemment Fabrice Murgia avait intelligemment transformé le poète imaginé par Felice Romani à partir d'un récit de Caterino Mazzolá (librettiste de La Clémence de Titus) en réalisateur de cinéma. A Madrid, à Tokyo, et aujourd'hui à Lyon en fait un voyeur de proximité.

« L'abeille n'aime pas une seule fleur…Il n'y a pas de plus grande folie que d'aimer un seul objet. » Forte de cette profession de foi, la jeune Fiorilla, déjà lassée de son bonnet de nuit de mari comme de son benêt de jour d'amant (du genre, comme dans certaine rengaine de Jacques Brel, à apporter « des bonbons parce que les fleurs c'est périssable »), voit ses journées rythmées par une autre passion : la lecture des romans-photos, à laquelle elle s'adonne dès qu'elle a une minute. C'est de l'un d'eux, que surgit le Turc du titre, bête à fantasme au torse lisse, figure de proue d'un vaisseau (un roman-photo géant) apparaissant tel celui du Hollandais volant dans le quotidien de la jeune femme, dont l'horizon lointain (une pleine page arrachée à une de ses nombreuses revues) semble avoir préparé le terrain de l'onirisme à venir. Dès lors le propret petit pavillon années 50 de l'héroïne, avec haie au cordeau, gazon, tondeuse, tuyau d'arrosage (on pense à Mon oncle de Jacques Tati mais aussi à La Cantatrice chauve par Jean-Luc Lagarce) n'a plus qu'à voler en éclat, l'action étant appelée ensuite à se dérouler exclusivement dans l'univers codé du roman-photo.

Très mobile, avec notamment ses cases descendant des cintres pour cadrer certains moments-phares, le savoureux décor de Chantal Thomas, poussant le réalisme jusqu'à l'utilisation de phylactères en italien, devient le septième personnage de l'intrigue. Laurent Pelly, quant à lui, fait franchir un stade à son style chorégraphique. Ce n'est plus seulement le choeur qu'il soumet comme à son habitude à son infernal tic-tac horloger, mais également l'ensemble des solistes. Et ce, sur la totalité du spectacle. Bijou de second degré, la rencontre entre Fiorilla et le Turc donne le la d'une direction d'acteurs d'une hallucinante virtuosité. On rit beaucoup, on sourit sans cesse, avant d'être cueilli sans crier gare à la fois par l'intelligence de la scène du bal costumé, où le metteur en scène a l'idée de régler le problème du travestissement en habillant hommes et femmes du choeur en autant de Turcs et de Fiorillas, et à la fois par l'émotion lorsque la pétulante héroïne finit par se rendre à l'évidence qu'elle devra se contenter de son bonnet de nuit de mari et de son benêt de jour d'amant. Bref, que la vie n'est pas un roman-photo.

Même si, sous la baguette joueuse et alerte de , semblent s'amuser autant que les spectateurs des chanteurs sûrs de leurs effets, condamnés à prendre la pose, aux arrêts sur image auxquels les contraint (presque trois heures durant !) l'opéra-photo de Laurent Pelly, on mesure l'impressionnante performance d'un tel travail et le temps conséquent de répétition pour parvenir à un tel résultat : on partage donc l'inquiétude des équipes tant musicales que techniques de l'Opéra de Lyon venues avant le lever de rideau faire part à la rampe de leur inquiétude face à un avenir où les moyens culturels seraient appelés au ratiocinage. Pelly a le don de galvaniser et de mettre en valeur le chœur, dont les interventions n'en prennent une fois encore que davantage de relief autour de solistes particulièrement réjouissants. La Fiorilla pleine de caractère de Sara Blanch et le Turc d' captent regards et oreilles de bout en bout ; elle, faisant montre dans son grand air final de moyens assez conséquents (Le Turc en Italie arbore cette spécificité de réserver ses grands airs pour la fin) ; lui, joliment extraverti par son statut de fantasme surgi d'un imaginaire débridé. On est ravi de retrouver , son Narciso, en dépit de quelques aigus serrés intelligemment négociés, portant sur ses frêles épaules le lourd tribut du ténorino rossinien. Quant au barbon du même sérail, Don Geronimo, il est assuré avec une belle vis comica et une voix adéquate par . Après Wozzeck, le Lyon Opéra Studio braque à nouveau les projecteurs sur les prometteurs Jenny Anne Flory en Zaida, et en Albazar. On n'oublie pas le Prosdocimo assez grandiose de , lâché de tous à la dernière image qui le montre en rédacteur définitivement débordé par sa création. Le poète n'était finalement qu'un faiseur de roman-photo.

Crédits photographiques : © Paul Bourdrel

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Lyon. Opéra. 13-XII-2024. Gioachino Rossini (1792-1868) : Il Turco in Italia, drama buffo en deux actes sur un livret de Felice Romani. Mise en scène et costumes: Laurent Pelly. Décors : Chantal Thomas. Lumières : Joël Adam. Avec : Renato Girolami, baryton (Don Geronio) ; Sarah Blanch, soprano (Donna Fiorilla) ; Adrian Sâmpetrean, basse (Selim) ; Alasdair Kent, ténor (Don Narciso) ; Florian Sempey, baryton(Prosdocimo) ; Jeanne Anne Flory, mezzo-soprano (Zaida) ; Filipp Varik, ténor (Albazar). Chœur (chef de choeur : Benedict Kearns) et Orchestre de l’Opéra de Lyon, direction : Giacomo Sagripanti

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