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Aujourd’hui Musiques à Perpignan : une 32ᵉ édition bien sonnante

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Perpignan. Théâtre de l’Archipel. Festival Aujourd’hui musique. Du 15 au 17-X-2024
15-XI : Le Grenat : Femme Capital d’après l’essai de Stéphane Legrand ; idée originale, adaptation du texte et musique : Sylvain Cartigny ; conception, mise en scène et scénographie : Mathieu Bauer ; création son : Alexis Pawlak ; création lumière : William Lambert ; costumes : Nathalie Saulnier. Ayn Rand, Emma Liegeois ; Clément Barthelet, Compagnie Tendres Bourreaux.
16-XI : Le Carré : Trio ACJ : Roland Auzet, percussions ; Mérédic Collignon, voix, cornet, flûtes ; Pierre Jodlowski, électro ; Wilfried Wendling, live vidéo.
17-XI : Plateau du Grenat : In C par 20 sonneurs : Terry Riley (né en 1935). Erwan Keravec ; Cmpagnie Offshore ; création lumière et scénographie : Yves Godin ; costumes : Tifenn Morvan

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L'interdisciplinarité reste le maître-mot du festival Aujourd'hui Musiques de Perpignan où s'inventent d'autres cadres et se renouvellent les formats pour faire dialoguer les arts et rendre compte de la création contemporaine.

Ayn Rand : ne penser qu'à soi  

Femme Capital, le théâtre musical de et fait l'ouverture du festival sur le plateau du Grenat. S'appuyant sur l'essai éponyme de Stéphane Legrand, le spectacle retrace l'histoire de Ayn Rand (1905-1982), scénariste puis romancière à succès (La source vive, La grève) peu connue en France, dont la notoriété américaine, dit-on, égalait celle d'un Victor Hugo ! Née à Saint-Petersbourg, Alissa Zinovina Rosenbaum, alias Ayn Rand, vient aux États-Unis en 1926 pour fuir le communisme et l'antisémitisme. Admirée par Ronald Reagan et vénérée par Donald Trump, elle défend l'anarchisme de droite et rejoint le clan des libertariens ultra-conservateurs, prônant l'égoïsme comme vertu et l'individualisme comme mode d'existence.

Sans doute pour contenir l'extravagance de cette femme mégalomane, aussi néfaste qu'influente, le metteur en scène a placé la comédienne et chanteuse Emma Liégeois qui l'incarne dans une cage de verre au-dessus de laquelle est suspendu, brillant de tous ses feux, un dollar. Derrière la vitre, l'héroïne peut, à l'envi, hurler ses slogans, livrer ses engouements spontanés, vanter la beauté des corps et libérer son trop plein d'euphorie en chantant à pleins poumons et en anglais, comme dans une comédie musicale. La vidéo, sous la cabine, fait passer des images et du texte qui alimente sa thèse. Les sept musiciens (l'Orchestre de spectacle de Montreuil), avec clavier, batterie, accordéon et guitare électrique, sont à cour et soutiennent continuellement le flux des paroles, une musique d'accompagnement au fil des humeurs de l'héroïne. Passe à un certain moment le Prélude de Lohengrin de Wagner sans qu'on en saisisse véritablement la raison. Si les musiciens sont censés opposer à l'ego surdimensionné du personnage l'idée du collectif, le « sonner ensemble » avec la musique de , l'œil et l'oreille du spectateur sont tout entier captivés par le jeu de cette ensorceleuse – Emma Liegeois est irrésistible et chante à merveille – qui met à l'œuvre son pouvoir de séduction et sa fascination pour le luxe. Arrogante et suffisante, elle bannit toute religion et repousse même l'amour : tomber amoureuse, pour elle, est un assujettissement à l'autre. « J'aime à dire : ce n'est pas moi qui vais mourir, c'est le monde qui prendra fin », une phrase qui nourrit son ambition démesurée et qu'elle va répéter avec délice.

Au mitan du spectacle, avec un orchestre chauffé à blanc, l'un des musiciens vient au micro pour exposer les sept commandements de la philosophie objectiviste de Ayn Rand qui projetait de fonder un institut. Mais cette « femme supérieure » qui fume est rattrapée par la maladie et meurt d'un cancer du poumon en 1982. Emma Liegeois sort alors de la cabine pour chanter un lamento, ô solitude d'Henry Purcell, sur le ground (basse obstinée) des musiciens tandis qu'une voix off, masculine cette fois, se fait l'écho post-mortem des théories « renversantes » de Rand selon lesquelles les génies productifs (« premiers de cordée ») seraient exploités face aux ouvriers « parasites » qui ruinent l'économie : un extrait de son roman La grève, publié en 1957, le livre soit disant le plus influent, aux États-Unis, après la Bible…

Un tel sujet brulant d'actualité appelait une discussion entre artistes et public. Jamais « bord de scène » n'avait été aussi animé et politisé, s'entretenant avec un économiste, professeur à l'Université de Perpignan, avant de répondre aux questions d'un public alerté autant que concerné.

Un trio survitaminé

Des mots se lisent sur l'écran, dans un jeu de lettres dansantes constamment reformées qui met l'œil en alerte avant le début du concert. Ils sont trois sur le plateau et un quatrième co-équipier dans l'ombre, le compositeur et artiste visuel Wilfried Wendling qui manie en live sa caméra et distille ses lumières pendant la performance.

Déployant son set de percussions (batterie et vibraphone), le percussionniste , familier du « Carré » où il a déjà beaucoup œuvré, est central ; à sa droite, l'artiste sonore, multi-instrumentiste et vocaliste et à sa gauche , compositeur et performer, entouré de son appareillage électronique, tablette graphique Wacom, contrôleur midi et autre synthétiseur qu'il manipule en virtuose.

L'espace est pointilliste et le geste précis, figures énergétiques générées par les trois sources sonores, dès l'entrée en scène des artistes, sirènes et autres signaux mettant l'écoute en tension. Sur l'écran, les figures sont géométriques et en noir et blanc, sorte de chorégraphie qui accompagne en synchronie ces premières manifestations sonores. souffle dans ses flûtes, des instruments au spectre microtonal qu'il a lui-même fabriqués puis prend son cornet, louvoyant entre libre improvisation et rythmique jazz soutenue par une batterie très active. Mais les ruptures sont fréquentes et le temps fluctuant, laissant à chacun son espace et ses propres déambulations sonores : la théâtralité des voix enregistrées et les morphologies générées par le jeu très gestuel de Jodlowsky, les acrobaties vocales de Collignon regardant vers le chant diphonique, l'univers foisonnant des peaux et les impacts puissants d'Auzet. Une caméra dans les mains, il déambule sur le plateau, au plus près de ses partenaires, pour les filmer ; l'image est projetée en direct sur l'écran. L'espace est démultiplié, le cornet planant et la pulsation obstinée pour clore haut et fort le premier set de cette rencontre.

a quitté sa place, une boite noire sous le bras, pour s'adresser au public, présenter ses partenaires et dédier le concert à François Donato, électroacousticien et compagnon fidèle de Pierre Jodlowsky dans la compagnie toulousaine Éole et sur la scène électro.

Sous l'éclairage des tubes LED distribués sur le plateau, la seconde partie donne à chacun le temps d'une improvisation virtuose, cassant un rien le flux tendu du collectif : celle de explore tous les ressorts de sa boite noire amplifiée, sorte de cajon à main qu'il a construit et qu'il fait crépiter avec une énergie formidable. Vocaliste tous azimuts, Mérédic Collignon génère lui-aussi du rythme et du son avec sa seule voix et tout ce qu'elle peut produire de morphologies bruitées. Pierre Jodlowsky joue à distordre et pulvériser des sons de guitare, selon, nous explique-t-il à la fin de la performance, le poids du corps et les pressions de la main sur sa tablette. Le dernier set est fort en décibels, qui fait converger les énergies ; ramenant la frise géométrique sur l'écran et les sons stratosphériques du cornet dans un univers tendance hard rock flirtant avec la saturation.

Minimal et hypnotique

Les bombardes et cornemuses sont déjà en train de sonner (un do flotte dans l'air) lorsque le public fait son entrée. Les vingt sonneurs ( et la Cie Offshore) sont installés sur leur estrade respective en un cercle de vingt mètres de diamètre rythmé par vingt bâtons de lumière. Le public a la liberté d'être au centre du cercle ou en dehors, debout ou assis (voire allongé), gérant son écoute et sa propre relation à l'œuvre.

Revisitée par nombre d'artistes en cette année anniversaire (les 60 ans de la création de In C à San Francisco), la partition de , sans indication d'instrumentation ni de durée, laisse de l'espace aux interprètes. Le compositeur américain a concentré sur une seule page les 53 motifs à jouer et à superposer, tous inscrits dans l'espace harmonique d'un « do majeur » sur une pulsation inamovible et un temps circulaire mettant à l'œuvre la répétition. Les vingt souffleurs jouent par cœur (certains ont deux instruments à portée de main), immobiles et très concentrés ; seul a cette légère souplesse dans les jambes qui accompagne son jeu. Ils se sont répartis les rôles : d'une part les bombardes et trélombardes à anche double, capables de jouer pianissimo et de faire valoir un léger vibrato ; d'autre part les binious bretons et cornemuses irlandaises (celle de ), des instruments à poche entretenant les bourdons ; ils sonnent toujours haut et fort avec la même pression d'air. Si ces derniers sont strictement régionaux, on peut aisément rapprocher les autres des instruments de la cobla catalane, graille, tible et ténora, par ordre de taille et de registre. De temps à autre, un musicien donne un signal, amorçant un nouveau motif pris en écho par ses partenaires qui vont le faire tourner : « L'œuvre ne sonne jamais de manière identique d'une exécution à l'autre », nous dit l'un des membres de la Cie Offshore. Si le spectre se déploie dans sa plénitude sonore, jouissive et immersive, la performance d'une heure ménage des accalmies : les instruments se calent parfois sur un do à l'unisson qu'ils jouent en relais, laissant apprécier la qualité et la dynamique des timbres, véritable « Klangfarbenmélodie » (mélodie de timbres) qu'Arnold Schönberg appelait de ses vœux. La fin est cut, presque violente pour les oreilles, certainement voulue comme telle par le fondateur du mouvement minimaliste (né en 1935) modifiant en profondeur et la forme et le temps de l'œuvre musicale.

Crédit photographique : © Théâtre de l'Archipel

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