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« Nous avons déjà celui de J.S.Bach, et ce serait bien présomptueux de lui faire concurrence ». Telle la réaction de Heinrich von Herzogenberg à la proposition de son ami Friedrich Spitta qui vient lui rendre visite dans son domicile suisse à Heiden durant l'été 1894. Spitta, professeur de théologie à Strasbourg, vient de réunir un ensemble de textes sacrés en vue d'un oratorio pour la Nativité.
D'après le concept luthérien, l'exécution d'une œuvre sacrée ne correspond pas à un concert de professionnels devant une audience. Il s'agit d'un événement musical intégré au culte avec la participation des fidèles où domine le récit de l'Evangile, accompagné d'un chœur et de quelques solistes, le tout basé sur une partition accessible aux amateurs et – comme piliers de l'œuvre – sur plusieurs chorals et cantiques chantés en commun avec l'assistance. Spitta prévoit comme accompagnement un orgue et un harmonium, rien de plus. Au bout de quelques négociations lors des promenades autour de Heiden, le compositeur réussit à arracher à son ami un quatuor à cordes, même un hautbois pour la scène pastorale. Spitta parti, Herzogenberg se met au travail et son oratorio est réalisé en quelques semaines, si bien qu'il envoie fin septembre un télégramme à Strasbourg : « Arriverai demain avec l'oratorio, trouve-moi un chœur ! »
Les 34 parties de l'œuvre vont s'aligner le long du cordon narratif confié au ténor récitant (assuré lors de la création par Spitta lui-même), et la partie concertante se limite au prélude et au postlude de l'orgue du genre Buxtehude, où le plein-jeu de l'instrument remplit la nef d'une solennité puissante et dont le motif fugué correspond aux cantiques du début et de la fin :
La première partie nous introduit dans le Vieux Testament où les prophètes annoncent au peuple d'Israël la venue d'une étoile « issue de la tribu de Jacob », le « germe d'une brindille de la tribu d'Isaïe » et l'éclatement d'une grande lumière au-dessus du peuple tassé dans les ténèbres. Les séquences narratives (les prophéties) sont confiées d'abord à la basse, puis au ténor, mais l'essentiel du texte réside dans les chorals et les cantiques. Spitta a exploré le trésor inépuisable des cantiques protestants allemands du passé et Herzogenberg en crée des chants à plusieurs voix de tessiture homophone ou polyphone, c'est selon.
Tel ce vieux chant de l'Avent « O Heiland reiss die Himmel auf !» (Ô sauveur, ouvre les cieux !) dont Brahms a déjà composé un motet vingt ans auparavant. Herzogenberg en extrait trois strophes où le Cantus Firmus est confié aux sopranos, aux altos et aux ténors du chœur à tour de rôle, enguirlandé par la polyphonie aux éléments fugués des autres trois voix. Le texte du cantique exprime le désespoir du peuple juif sombrant dans les ténèbres, tout en signalant en filigrane l'espoir de la venue du Messie. Le dorien de ce Cantus Firmus peine à s'imposer à travers une polyphonie d'un majeur éblouissant du chœur jusqu'à l'issue du ré majeur, selon l'habitude dans les chorals ou cantiques à base dorienne (voir les chorals de Bach). La partie de l'Avent se conclut par le choral chanté à l'unisson par le chœur et les fidèles « Ich lag in schweren Banden » ( je gisais ligoté ), harmonisé à l'intérieur du ré majeur par l'orgue.
L'Annonciation faite à Marie et la Nativité constituent la partie médiane de l'oratorio où la structure dépouillée, linéaire des récitatifs rappelle celle de l'Oratorio de Noël de Heinrich Schütz, mais Herzogenberg lui concède une digression de quelques mélismes sur la parole « Maria » et « Bénie » :
A peine la Vierge a-t-elle signalé sa disponibilité vis-à-vis des attentes divines (« Voici l'esclave du Seigneur, qu'il me soit fait selon ta parole. ») que chœur et solistes font éclater un chant jubilatoire ternaire dont l'élan invite à la danse (« que nous en soyons tous heureux ! ») :
Cette cellule thématique en mi majeur réapparaît dans toutes les strophes, soit en version homophone dans le chœur (voir l'exemple ci-contre), soit fuguée à travers les huit voix, soit en dialogue entre les quatre solistes et le chœur, et la partie des solistes ne se distingue guère des voix du chœur, conformément aux préceptes luthériens défendus par Spitta.
Après le récit de la naissance de Jésus, le compositeur fait intervenir le chant populaire « Es ist ein Ros' entsprungen » (Une rose a germé, d'une racine délicate). Sous le Cantus Firmus du soprano, les autres voix introduisent leur discours polyphone, l'orgue intervenant avec de brefs interludes, en somme une version hautement solennelle de ce cantique.
Comme dans les oratorios de Bach où les arias sont annoncés par le jeu d'un soliste (hautbois, flûte…), le dialogue entre Marie et Joseph, un cantique traditionnel issu du « Resonet in laudibus » du Moyen Âge, se fait introduire et accompagner ici par un solo du violoncelle, ce qui souligne le côté intime de la parole « Joseph, lieber Joseph mein, hilf mir wiegen mein Kindelein… » (Joseph, mon cher Joseph, aide-moi à bercer mon petit…) :
Quant au message destiné aux bergers dans les pâturages, notre récitatif se rapproche visiblement de celui de Schütz, tout comme la tessiture du cantique de louange « Ehre sei Gott » qui suit, un balancement de noires dans un rythme ternaire, strictement fuguées chez Schütz :
Chez Herzogenberg cette louange s'articule dans une polyphonie du chœur à quatre voix, à la basse fortement appuyée par les pédales de l'orgue :
L'accalmie suggérée dans le « Ne vous effrayez pas ! » par la limpidité d'un do majeur versé dans le mi majeur fait penser également à l'oratorio de Noël de Saint-Saëns où l'ange-soprano profère son « Nolite timere » au rythme retenu dans un simple la majeur flanqué par des transitions vers la parallèle mineure ou la dominante. L'œuvre de Saint-Saëns se caractérise d'ailleurs par son côté méditatif révélateur déjà dans le prélude dont la cantilène du hautbois, une sicilienne, va réapparaître tout au long de l'oratorio.
Pour faire approcher les bergers : hautbois oblige ! L'instrument pastoral de Herzogenberg nous offre une charmante sicilienne dont le noyau thématique constitue – au ralenti – le cantique pour enfants « Kommt und lasst uns Chrstum ehren » (Venez, rendons gloire au Christ). Et puis le chalumeau va introduire et accompagner le fameux chant de Noël « Kommet, ihr Hirten… !» (Approchez, les bergers… !). – Et voilà que, abandonnant le troupeau, les bergers se mettent en route en chantant « Allons vers Bethléhem ! », et ce départ fugué nous rapproche une fois de plus de la version de Schütz :
Schütz semble souligner la hâte qui propulse les bergers en partance vers Bethléem.
Herzogenberg les envoie chanter en route leur fugue allègre en do majeur.
Afin de mettre en relief la commotion du berger individuel, Spitta cite le vieux cantique allemand de 1600 « Als ich bei meinen Schafen wacht » (lorsque je veillais mes moutons) et Herzogenberg se propose d'enchâsser le texte dans un dialogue entre l'élément mélodique du hautbois et les quatre solistes selon les modèles de Bach, un ensemble basé sur un fond harmonique de tonalité schubertienne. L'exaltation issue de cet événement culmine dans deux grands cantiques où les solistes et le chœur vont se relayer dans le « Gelobt sei der Herr… » (Gloire au Seigneur…), où un double chœur polyphone dominé par la voix du Cantus Firmus se donne à cœur joie sur le texte de Saint Jean « Also hat Gott die Welt geliebt… » (ainsi Dieu a-t-il aimé le monde…), le tout amalgamé avec un chœur d'enfants chantant son « Alleluja » et amplement soutenu par le groupe instrumental.
Avant le postlude de l'orgue les fidèles vont chanter, de commun avec les solistes et le chœur « Sei willkommen, du edler Gast » (sois le bienvenu, toi noble hôte) sur la mélodie d'un des chants de Noël les plus populaires (annoncée déjà par le prélude de l'orgue) : « Vom Himmel hoch da komm ich her » (Je descends du haut des cieux) :
La création de l'oratorio a lieu en décembre 1894 dans l'église Saint-Thomas de Strasbourg avec Herzogenberg au pupitre et Spitta comme soliste. De retour à Berlin, Herzogenberg adresse en janvier à Spitta son message de Nouvel An : « …et si je pense au moment où ma musique s'est déversée dans toute l'église Saint-Thomas, de l'autel jusqu'à l'orgue, gonflée par cet unisson inoubliable des fidèles, c'est alors que je vivais une heure dont aucun compositeur, aussi populaire soit-il, pourrait se glorifier. »
Les dernières années de Heinrich von Herzogenberg sont marquées par les douleurs rhumatismales de plus en plus fortes qu'il essaie d'atténuer en se soumettant à des cures thermales. Il semble toutefois avoir pu conserver son humour, ce qu'attestent ses lettres envoyées d'un dernier séjour en 1900 sur la Riviera italienne, où il est sanglé dans son fauteuil roulant. Par contre, la mort de son collègue Woldemar Bargiel à Berlin (le demi-frère de Clara Schumann) et de Johannes Brahms respectivement en février et avril 1897 le chagrinent profondément.
Heinrich von Herzogenberg meurt le 9 0ctobre 1900 dans son dernier domicile à Wiesbaden. L'oraison funèbre sera tenue par son ami Friedrich Spitta dans le cimetière de la ville.
S O U R C E S
WIECHERT Bernd, HERZOGENBERG Heinrich von (1843-1900), Studien zu Leben und Werk, Göttingen, 1997.
KLEINICKE Konrad-Jürgen, Das kirchenmusikalische Schaffen von Heinrich von Herzogenberg, article sans date du site « Herzogenberg und Heiden »
KLEK Konrad, Die Entstehung des Weihnachtsoratoriums « Die Geburt Christi » in Heiden, article sans date du site « Herzogenberg und Heiden »
SCHÜTZ Heinrich, Historie der Geburt Christi (1600), partition
E N R E G I S T R E M E N T S
– Cantorei der Reformationskirche Berlin-Moabit, dir. Caspar Wein
(Youtube, film de 2021)
– Evangelische Kirchengemeinde Frohnau, dir. Johannes Dasch (Youtube, film de 2021)
– Parmi les CD, à retenir notamment le Oekumenischer Hochschulchor Würzburg, le Herzogenberg-Orchester Würzburg, direction : Matthias Beckert chez CPO (2006) dans un enregistrement live de 2005.
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