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Petit dictionnaire Schoenberg : E comme…

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ResMusica propose une série commémorative autour d’Arnold Schoenberg selon un petit et kaléidoscopique dictionnaire pour tracer un portrait par petites touches de cet homme aux mille facettes et à la personnalité complexe, cultivant avec virtuosité le paradoxe, et à plus d’un point de vue attachante, malgré son emprise écrasante. Pour accéder au dossier complet : Petit dictionnaire de Schoenberg

 

E comme Eisler, élèves et enseignement.

(1898-1962)

Parmi les nombreux élèves schoenbergiens, que nous citerons très partiellement dans la rubrique suivante, et en dehors des disciples favoris de la première heure devenus amis intimes, Webern et Berg, occupe une place particulière. Sans aucun doute, c'est le plus important  et fidèle élève de la « seconde génération » formée à Mödling ! Il semble que Schoenberg lui ait dispensé gratuitement certains cours, au vu du dénuement complet dans lequel Eisler vivait alors.

Si l'élève demeure attaché au maître tant par sa rigueur d'écriture que par l'adoption (très souple) du système dodécaphonique, il s'oppose à lui sur le plan idéologique dès 1925… Il dénonce alors en son maître un représentant de l'art « bourgeois », coupé des fondements soci(ét)aux de la Musique : il est vrai qu'Eisler, communiste convaincu, en dehors de ses activités de correcteur pour Universal Edition, enseigne la musique alors auprès des classes laborieuses, ou dirige des chorales ouvrières. La rupture politique et conceptuelle de l'extrême gauchiste avec le maître, qui lui même se décrivait comme un conservateur forcé à devenir révolutionnaire, était inévitable.

S'ils se retrouvèrent et se réconcilièrent aux USA, dans les affres de l'exil, et si Eisler dédia pour le soixante-dixième anniversaire de son maître ses quatorze manières de décrire la pluie opus 70 (écrite pour la formation en quintette du Pierrot Lunaire, destinées à accompagner le film muet expérimental Regen, « pluie » de Joris Ivens de 1929), Schoenberg garda toujours une certaine défiance vis-à-vis de son cadet. Lorsque les ennuis s'accumulèrent pour ce dernier outre-Atlantique, victime de la chasse aux sorcières placée sous l'égide du sinistre sénateur Mac Carthy, le vieux maître aurait dit qu'Eisler était « toujours un gamin qui méritait une bonne fessée ». La suite est bien connue : après son expulsion des USA, Eisler rentre en RDA dont il compose l'hymne national (tonal) tout en voyant ses œuvres atonales jugées peu destinées aux masses par un régime autoritaire, donc jouées avec parcimonie tout en étant boudées pour des raisons tant idéologiques que musicales en Occident. Bref, voilà un immense compositeur (ne serait-ce que par l'Hollywood liederbuch ou la Deutsche Sinfonie) du siècle dernier qui attend toujours sa totale réhabilitation dans nos sphères musicales.

Élèves et enseignement

Laissons la parole au maître qui exprime son credo tout personnel en matières de pédagogie en la célèbre préface au traité d'harmonie (Harmonielehre– de 1911 et revu et augmenté en 1922).
« Ce livre est né de ce que m'apprirent mes élèves. Lorsque j'enseignais, je ne cherchais jamais à dire uniquement aux élèves « ce que je sais », mais plutôt ce qu'ils ne savaient pas. Cependant, même si par là déjà je me sentais contraint de trouver pour chacun d'eux quelque chose de nouveau, le plus important n'était pas vraiment là. En effet, je m'efforçais surtout de dévoiler à mes élèves l'essence même de gisements profonds et, pour cela, jamais je ne fis référence à des règles rigides qui enserrent habituellement – et avec tant de soin – le cerveau d'un élève. »
Schoenberg incite chaque étudiant à devenir ce qu'il est, selon l'élégante formule de Pindare.

Et plus loin, d'ajouter  : « Mais l'enseignant doit avoir le courage […] de ne pas faire de sa personne un être infaillible qui sait tout et jamais ne se fourvoie. Il faut, bien au contraire, qu'il se montre l'infatigable et éternel chercheur qui, parfois, peut trouver… » Le professeur reste donc un être humain dans les limites de ses compétences, et pas un demi-dieu : « J'ai tiré la leçon des erreurs commises par mes élèves à la suite d'insuffisantes ou fausses directives de ma part et par là même j'ai appris à leur indiquer de meilleures voies… »

Il y va aussi du sens de l'Histoire et de l'évolution de chaque style et esthétique qui portent en eux-mêmes les germes de leur propre effondrement paradigmatique. « Une des plus nobles tâches de l'enseignement est d'éveiller le sens du passé tout en ouvrant du même coup les yeux sur l'avenir. Il peut ainsi être historique : en établissant les relations entre ce qui fut, ce qui est et ce qui vraisemblablement sera. L'historien peut devenir productif […] s'il s'évertue à lire dans le passé les signes du futur. »…L'élève […], qu'il sache bien que les conditions mêmes de la dissolution du système sont contenues dans celles en vertu desquelles il s'est édifié. Qu'il sache que dans tout ce qui vit il y a ce qui change, se développe et se désagrège. »

Il ne faut pas oublier la formation essentiellement autodidacte de Schoenberg, en dehors des éléments de contrepoint et d'organisation compositionnelle que lui apporta son ami et futur beau-frère . Dans le prolongement de ses années d'apprentissage, son enseignement se voudra rigoriste, évitant le superflu ou l'inutile.
L'harmonie demeure l'élément essentiel pour Schoenberg, un leitmotiv au sein de tous ses écrits théoriques, même si bien d'autres – la forme musicale, les structures  globales essentiellement rythmiques dictant le flux du discours et des phrases musicales, le contrepoint nécessaire par sa science combinatoire à l'expression, voire l'orchestration pour lui intimement liée à la composition – sont tout aussi importants mais corrélés à cet élément princeps.

Dans la pédagogie de Schoenberg, l'élève se doit d'être cohérent avec lui-même et doit pouvoir expliquer clairement ce qu'il a voulu faire, même s'il n'y est pas tout à fait parvenu. Par le respect de chaque parcours stylistique propre, Schoenberg laisse toujours une grande latitude de choix esthétique à ses étudiants : mais manier les règles nouvelles de l'harmonie dans le cadre de l'atonalité ou du système à douze notes présupposait, pour le maître, un acquis complet et assumé de l'harmonie tonale.

Si certes, Schoenberg cherche une relation quasi d'égal à égal avec ses élèves, son tempérament entier voire bougon ou même colérique prend parfois le dessus : sa première élève américaine Lois Lautner (1900-1979) a narré des après-midi d'apprentissage certes passionnants mais parfois assez difficiles à gérer. Par contre, la rencontre éphémère – quelques mois seulement – avec est beaucoup plus amène, et si le jeune américain compose quelques pièces dodécaphoniques, il retiendra surtout de son passage auprès de l'imposant maître l'absolue liberté de création dans la forme et le langage qui lui convenait, dans la filiation de son autre mentor Henry Cowell.

Ne nous leurrons pas, l'enseignement a joué un rôle essentiel de gagne-pain pour Schoenberg, excellent pédagogue et conférencier : il en tira globalement plus de profit matériel que comme compositeur, vu des commandes parfois mal rémunérées, des contrats d'édition parfois bancals, ou des droits d'auteur aléatoires (au su de l'annulation ou du report sine die de certaines exécutions). En dehors de la période de grand silence entre 1914 et 1921 liée à une crise de l'atonalité doublée du contexte de la Grande Guerre, de nombreuses années « blanches » du point de vue compositionnel ponctueront le séjour terminal aux USA (de 1933 à 1951), l'important travail professoral étant très chronophage.

Par sa formation essentiellement autodidacte, Schoenberg avait forgé les bases mêmes de tout programme pédagogique, mélange de rigueur (où l'analyse très poussée des grandes partitions du passé jouaient un rôle fondamental) et d'intuition personnelle réadapté à chaque étudiant.

Sa vie européenne oscillera entre deux pôles culturels importants, Vienne et Berlin, avant son inévitable exil américain en 1933. Retraçons-en les principales étapes.

Parallèlement à ses activités diverses de musicien-arrangeur au cabaret Überbrettl de Berlin (1901-1903), sur recommandation de Richard Strauss, Schoenberg, alors dans le besoin après la naissance de sa fille Trudi, commence à professer essentiellement l'harmonie au conservatoire privé Stern.
De retour à Vienne, il dispense de manière tout aussi privée ses cours. C'est dès cette époque qu'il donne les bases du métier de compositeurs à de futurs amis très proches : (1883-1945) de 1904 à 1908,  et (1885-1935), de 1904 à 1910, mais  n'oublions pas pour autant aussi Egon Wellesz (1885-1974) qui ne se convertira que très tardivement à l'atonalité et à la technique à douze sons, (1885- 1958), connu surtout aujourd'hui pour son très probant arrangement chambriste de la quatrième symphonie de Gustav Mahler de 1921, ou (1885-1946), qui comme musicologue et chef d'orchestre sera un ardent interprète défenseur du maître, notamment lors de son exil américain.

Schoenberg regagne Berlin entre 1911 et 1915, et retrouve, dans l'entourage de Ferruccio Busoni ou d'Arthur Schnabel, un poste de libre conférencier au conservatoire Stern. Son influence est plus indirecte. C'est dans ce cadre qu'il fait connaissance d' (1892-1964), pianiste créateur du Pierrot Lunaire et bien plus tard, premier interprète au disque de l'intégrale de son œuvre pour clavier.

De retour à Vienne dès 1915, et après sa démobilisation lors de la Grande Guerre, Schoenberg enseigne à l'école privée mixte Schwarzwald, très libérale – on compte parmi les professeurs dans d'autres branches des beaux-arts le peintre Oskar Kokoschka ou l'architecte Adolf Loos – où il officie de 1917 à 1919, mais c'est dans sa retraite en périphérie viennoise, dans le hameau très musical de Mödling, qu'il formera ses principaux élèves de la deuxième génération selon un timing hebdomadaire très serré, comme le prouvent certaines grilles horaires qui nous sont miraculeusement parvenues. On y trouve parmi les noms les plus connus ceux d' (1898-1962), Hans Erich Apostel (1901-1972), (1893-1985) qui sera assistant de Schoenberg à Berlin à partir de 1926, ou (1896-1978), son futur (second) beau-frère et créateur avec ses trois partenaires des deux derniers quatuors à cordes du maître.

Schoenberg est nommé à Berlin en 1926 à l'Académie Prussienne des Arts : il y formera plusieurs compositeurs allemands ou européens, et pour certains de tout premier plan tels (1896-1970), son  seul élève ibérique, ou le Grec (1904-1949).

Les Nazis, dès leur arrivée au pouvoir, cassent son contrat, tant en raison de son art et de sa pédagogie qu'ils jugent « entartet » (dégénérés) que de ses origines juives auxquelles le compositeur reviendra définitivement lors de son court passage à Paris, la même année, juste avant de rejoindre les USA.

Après avoir été approché par diverses institutions à Boston ou New-York où il ne fera pas carrière, Schoenberg choisit la Californie, pour son climat plus amène, et plus particulièrement Los Angeles où il enseigne à l'Université. Néanmoins, il y est un peu déconcerté par le niveau, qu'il juge très moyen, de nombreux élèves, et publie plusieurs essais pédagogiques directement écrits en anglais outre de nombreuses conférences et articles théoriques, repris dans l'ouvrage le Style et l'Idée. En dehors de son influence très ponctuelle sur , déjà cité, il formera entre autres (1917-2003), et aura une incidence indirecte sur d'autres centres universitaires américains où perceront quelques uns de ses héritiers spirituels – mais qui n'ont donc pas été ses élèves – tels Roger Sessions ou Milton Babbitt, ce dernier ouvrant la voie au sérialisme intégral.

Retraité officiellement en 1944, mais avec une carrière américaine très partielle (huit ans à peine), Schoenberg pourtant diminué physiquement, doit pour subvenir aux besoins domestiques d'un foyer de cinq personnes, dont deux enfants encore en bas âge, continuer à enseigner à titre privé en sa demeure du quartier de Brentwood à partir de 1944. On cite souvent à cet égard le pianiste de jazz Dave Brubeck, qui fut surtout élève de Milhaud, dans le même quartier, mais la seule rencontre entre les deux hommes fut orageuse et stérile.

Schoenberg est enfin pressenti pour venir enseigner à Darmstadt durant l'été 1949 mais ses médecins lui déconseillent le voyage au vu de sa santé devenue trop précaire. Ce sont son disciple direct , et son correspondant en France qui se chargent dès lors de transmettre son héritage spirituel compositionnel et pédagogique à la jeune génération.

Crédits photographiques : Hanns Eisler en 1940 © Bibliothèque du Congrès Washington ; Schönberg frontispice de l'édition originale de l'Harmonielehre © Universal Edition Wien ; Egon Wellesz © Östereiche national Bibliothek ; © image libre de droits.

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