À l’Orangerie d’Auteuil, sous les doigts de Momo Kodama et François-Frédéric Guy
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Paris. Orangerie d’Auteuil. 14-IX-2024. Claude Debussy (1862-1918) : Préludes (extraits) ; Eric Montalbetti (né en 1968) : Intermezzi (CM) ; Modeste Moussorgski (1839-1881) : Tableaux d’une exposition. Momo Kodama, piano
Emmené par sa directrice artistique Anne-Marie Réby, le festival Les Solistes à l'Orangerie d'Auteuil s'est concentré sur un week-end et cinq concerts invitant autant de personnalités du monde du piano.
Chaque programme ménage en son sein un « espace contemporain », soit une partition du XXIᵉ siècle dialoguant avec les œuvres du répertoire. Ainsi la pianiste franco-japonaise Momo Kodama donne-t-elle en création mondiale Intermezzi d'Éric Montalbetti, une commande de l'association Ars Mobilis passée au compositeur français.
Les trois Préludes extraits du Livre I de Claude Debussy qui débutent la soirée nous plongent d'emblée dans le monde de la modernité. On apprécie la délicatesse du toucher et la magie des aigus de la pianiste dans Danseuses de Delphes, l'esprit joueur et fantasque qu'elle insuffle à la Danse de Puck et l'amplitude sonore déployée dans l'emblématique Cathédrale engloutie.
Intermezzi d'Éric Montalbetti est un cycle de six pièces, « composées comme autant de miniatures de musique pure », précise le compositeur dans sa note d'intention. Pas d'images sous-jacentes ni de dimension narrative mais des gestes, un parcours et une énergie qui animent la matière sonore : déplier, contracter, pourrait-on dire d'une musique traversée par le mouvement, laissant courir ses lignes sur tout le registre du clavier ou resserrant l'espace autour d'accords complexes qui en cristallisent les couleurs. Des polarités s'entendent (notes répétées) autour desquelles se dessinent les trajectoires et l'aura sonore engendrée par la résonance. La partie est virtuose et superbement conduite, qui exige une grande fluidité de jeu de la part de la pianiste. Momo Kodama en assume tous les détours avec maîtrise et élégance, des basses profondes qu'elle sonde avec puissance aux gerbes d'arpèges qu'elle égrène avec légèreté jusqu'au seuil aigu du piano.
Retour aux images avec les Tableaux d'une exposition du Russe Modeste Moussorgski qui referment le récital de la pianiste. Le compositeur rend hommage à son ami décédé Viktor Hartmann dans cette fresque qui s'inspire des tableaux du peintre. Dix pièces pittoresques se succèdent, reliées par le « thème de la promenade ». L'instrument y est sollicité dans tous ses registres et ses configurations, piano de la modernité également où Moussorgsky écrit véritablement le timbre. Les couleurs jaillissent sous les doigts de la pianiste (Samuel Goldenberg und Schmuyle, Ballet des poussins dans leurs coques, Catacombes) jusqu'à La porte de Kiev, page magistrale qui ne manque pas d'impressionner dans l'interprétation de Momo Kodama où s'investit toute la puissance de son jeu.
Elle offre à son public un premier bis, Oiseaux tristes de Maurice Ravel, joué avec une rare délicatesse et referme cette soirée comme elle l'avait commencée avec Debussy et sa Fille aux cheveux de lin. (MT)
Jolivet et Chopin par François-Frédéric Guy
Pour le cinquième et dernier récital du festival, François-Frédéric Guy propose le voisinage d'André Jolivet, dont on célèbre le cinquantenaire de la disparition, et de Frédéric Chopin auquel il a consacré un album paru en 2023 (« Secret Garden », label La Dolce Volta). C'est en présence de Christine Jolivet, fille du compositeur, qu'il joue Mana, œuvre-maîtresse composée en 1935 s'inspirant de six objets familiers offerts à Jolivet par Edgar Varèse avant son départ pour les États-Unis. De formes naïves et au caractère primitif, encore imprégnés de l'esprit de son maître et ami, ces menus objets devenus fétiches sont pour Jolivet porteurs d'un pouvoir surnaturel, magique, qu'il retranscrit dans sa musique. Netteté et impétuosité du trait (Beaujolais), éruptions sonores, mystère latent des silences (L'oiseau), puissance titanesque des résonances, force compacte des accords dans l'extrême grave et en opposition le beau et gracile contour d'une poignée de notes (La Princesse de Bali), l'expressif dessin mélodique de La Chèvre et la nue et longue mélopée de La Vache, conduisent à Pégase, dernière et massive pièce à la puissance incantatoire, où le pianiste décuple d'énergie. Familier du répertoire contemporain, il se montre ici d'une belle inspiration et d'une adresse à toute épreuve, se jouant des difficultés d'exécution de cette œuvre.
C'est une facette de son talent d'interprète non moins captivante qu'il présente ensuite, dans la musique de Chopin. Ce qui frappe d'emblée, avant même qu'il ait enfoncé une touche, c'est le silence qu'il installe autour de lui, rassemblant son être comme pour entrer au plus profond de lui-même. Posture qu'il ne quittera que lorsqu'il s'agira de porter le souffle exalté de la Ballade op. 23 ou de la Sonate op. 58. Il faut une intimité de longue date avec le Nocturne en ut mineur op. 48 n° 1 pour le jouer comme il le fait : retenu au début, très intériorisé, la sonorité profonde pétrie au fond du clavier, il y révèle un art du chant des plus personnels et des plus touchants, chaque note prononcée comme une confession intime puis avec ferveur dans l'agitato fiévreux. La Ballade n° 1 en sol mineur op. 23 progresse de la même façon, le ton presque hésitant au début, gagnant en force de discours au fil de son développement. Le premier mouvement de la Sonate n° 3 en si mineur op. 58 superbement construit et d'une grande densité expressive est lui aussi parcouru d'un intense souffle épique, et c'est avec ce soin toujours apporté au timbre, le toucher velouté, que le musicien déploie avec noblesse le chant berçant du largo. Ne se laissant pas emporter par la succession ascendante d'octaves qui introduit le finale, pris comme il se doit presto non tanto, il se lance dans la folle et galvanisante chevauchée de ce mouvement avec une énergie soutenue, sans jamais perdre les rênes de sa monture. Du très beau Chopin ! Qu'il ne quittera pas pour les bis : le Nocturne en do dièse mineur op. 27 n° 1 et la Valse en ré bémol majeur op. Posthume 70 n° 3 jouée en souvenir de son père qui la jouait lui-même beaucoup. (JC)
Crédit photographique : Momo Kodama © Jean-Baptiste Millot ; François-Frédéric Guy © Jany Campello/ResMusica
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