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Salzbourg. Haus für Mozart. 13-VIII-2024. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : La Clemenza di Tito, opera seria en deux actes sur un livret de Caterino Mazzolà, d’après Pietro Metastasio. Mise en scène : Robert Carsen. Décors et Costumes : Gideon Davey. Lumières : Robert Carsen/Peter Van Praet. Avec : Daniel Behle, ténor (Tito) ; Alexandra Marcellier, soprano (Vitellia) ; Cecilia Bartoli, mezzo-soprano (Sesto) ; Melissa Petit, soprano (Servilia) ; Anna Tetruashvili, mezzo-soprano (Annio) ; Ildebrando D’Arcangelo, basse (Publio). Il Canto di Orfeo (chef de chœur : Jacopo Facchini) et Les Musiciens du Prince, direction : Gianluca Capuano
Après l'Angleterre (son Ariodante chez les Windsor à Garnier en 2023), Robert Carsen poursuit son périple politique du côté italien avec La Clemenza di Tito. Créée à Salzbourg au dernier Festival de Pentecôte, la voici reprise pour six représentations au festival d'été.
Cataclysmiques sur les dernières mesures, les timbales avaient annoncé l'issue fatale dès la fiévreuse Ouverture. Dans la Haus für Mozart, qui abrita la fameuse Trilogie Mozart de Claus Guth, l'auditeur est immédiatement happé par le son : assurément l'on a rarement encore entendu Les Musiciens du Prince capables d'une telle violence. Pas un instant Gianluca Capuano et ses instrumentistes hors-pairs (cordes fascinantes, cor de basset et clarinette basse en état de grâce, mais aussi un continuo riche d'un clavecin et d'un piano forte) ne laisseront retomber cette tension initiale, attachés à surligner avec une invention musicale et une urgence haletante la leçon de politique inspirée par le dernier opéra de Mozart à Robert Carsen.
À côté de l'éblouissante beauté musicale de chacun des numéros de La Clémence de Titus, c'est sa formidable dramaturgie que sublime le metteur en scène canadien. Nous voici en Italie, à Rome, après que, par-delà les océans, une foule déchaînée par un politicien sans vergogne a tenté de mettre à terre la plus grande démocratie (en terme de surface) de la planète. Du décor austère, bien que verticalement modulable, de Gideon Davey (bureaux, salle de réunion au rez-de-chaussée avec drapeaux européen et italien, aréopage public à l'étage) aux costumes gris souris des phalènes du pouvoir, le spectacle, entre manigances et jeux d'influences, n'a rien de riant. On en ressortira ébranlé.
Naguère encore, le mélomane n'écoutait guère Titus, homme de pouvoir trop vite catalogué en héros falot, comparativement à Suzanna, Giovanni ou la Reine de la Nuit. Comment a-t-on pu si longtemps rester sourd à son « secourir les opprimés… exalter mes amis… récompenser le mérite et la vertu », son « il se trouve des êtres qui osent, au risque de déplaire, dire la vérité », son « je ne veux point d'une fidélité qui soit dictée par la peur », ou enfin son « que, si le monde me veut accuser d'une erreur, il m'accuse de pitié et non pas de rigueur », sans parler de sa bouleversante adresse à la vie sans histoire de l'homme simple. Avec Carsen, on écoute le dernier homme de Mozart. Notre époque n'est pas non plus pour rien dans cette évidence, qui voit se rétrécir de jour en jour la liste des démocraties.
Titus le bon, c'est Daniel Behle, qu'aussi bien en Belmonte à Aix en 2015 qu'en David à Bayreuth en 2017, l'on n'avait encore jamais imaginé à ce point rayonnant de charisme tranquille. Chacun de ses airs atteint au cœur l'auditeur, mis dans la confidence par le livret de Caterino Tomaso Mazzola, des trahisons en tous genres d'âmes grises qui vont s'acharner à faire vaciller le bel optimisme du souverain. À commencer par celle de son meilleur ami, Sesto, défendu avec la passion, le registre aigu et les graves virils qu'on lui connaît, par Cecilia Bartoli (Parto, ma tu ben mio aussi bien que Disperato vado a morte semblent arrêter les horloges), dans un rôle qu'elle ne cesse de remettre sur le métier depuis sa jeunesse (enregistrement Decca de 1995). Gravitant bien malgré eux dans le complot, Annio et Servilia sont respectivement incarnés par le juvénile mezzo d'Anna Tetruashvili et le lumineux soprano de Mélissa Petit. Carsen met à profit l'air du temps pour régler son compte à la problématique du travesti qui irrigue l'opéra : Sesto et Annio sont des femmes amoureuses, ou qui jouent à l'être, en costumes d'hommes. On s'y perd, on s'y trouble et on n'en n'a cure. Mais surtout Carsen transforme en personnage-clé de l'intrigue le second couteau Publio en le sortant in fine de l'ombre, via un twist inattendu.
Même à l'opéra fonctionne l'adage hitchcockien : « Plus réussi est le méchant, plus réussi sera le film. » Vitellia, de l'irrésistible trio Vengo… aspettate au lancinant Non più di fiori, a droit aux plus mémorables moments d'une partition qui est pourtant un coffre à bijoux pour tous. À ce titre, elle bénéficie de l'attention d'un Carsen au sommet de son art qui, après en avoir signalé la singularité via la seule tache de couleur du décor, s'approche ensuite de sa proie avec des lenteurs de fauve, jusqu'au finale où il abat enfin les cartes de son concept en faisant rejouer la prise du Capitole : celle mise en musique par Mozart, qui clôt l'Acte I (sur des images d'archives de l'assaut américain de 2021) n'était que le cauchemar fantasmé des protagonistes ; celle qui conclut le II est le cauchemar bien réel qui impose, après ce qui aura pu être considéré comme un trop plein de clémence, rien moins que l'avènement d'une dictature. On n'a dès lors plus envie d'ergoter sur les registres un peu inégaux d'Alexandra Marcellier en Vitellia, lorsque, tandis qu'à l'étage sont arrêtés Sesto, Annio et Servilia, qu'à l'avant-scène Titus est poignardé cette fois pour de bon, l'on voit l'intrigante absoute s'installer dans le fauteuil présidentiel. À la façon dont, en total contraste avec l'optimiste ensemble final (même le chœur, ici le formidable Il Canto di Orfeo, est gâté par l'inspiration mozartienne), et en total osmose avec le déchaînement percussif en fosse, elle plonge son regard d'acier dans les yeux du spectateur, ce dernier comprend, les yeux soudain dessillés, pourquoi Carsen a métamorphosé la brune Marcellier en blonde. Toute ressemblance avec une personne existante n'est absolument pas fortuite. Un pur moment d'effroi.
Crédits photographiques : © SF/Marco Borelli
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