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Mariame Clément à Salzbourg : Offenbach au féminin

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En 2024, le confie à les clés de l'unique opéra de . La psyché du héros des Contes d'Hoffmannn, dont la metteuse en scène française fait un cinéaste fasciné par ses actrices, est l'occasion rêvée d'un focus sur le génie masculin. 


ResMusica : Paris, Londres, Vienne, Genève, Madrid, Santa Fe, Glyndebourne, Bregenz… aujourd'hui Salzbourg ! On a le sentiment qu'il va bientôt être plus simple de vous demander où vous n'êtes pas encore allée pour savoir « à peu près » où vous êtes allée. N'êtes-vous pas prise de vertige ?

: Le vertige est surtout paralysant avant de commencer. Une fois plongée dans le travail de répétition, on ne se pose plus trop la question : on se retrousse les manches, et on avance. Parfois on relève la tête et on doit se pincer : en recevant le planning journalier de répétitions, quand on voit son nom à côté de ceux de Sellars, Carsen, Warlikowski, Castellucci. Ou à la première répétition au plateau, sur l'immense scène du Grosses Festspielhaus…

RM : Étiez-vous déjà venue à Salzbourg ?

MC : Deux fois, il y a déjà plusieurs années pour le Così de Claus Guth notamment. Et l'été dernier, comme spectatrice aussi, mais invitée par le festival, puisque j'étais déjà engagée.

RM : La scène du Grosses Festspielhaus est-elle la plus grande de toutes celles auxquelles vous et la décoratrice Julia Hansen avez été confrontées ?

MC : Y en a-t-il de plus grandes ?

RM : Un plateau aussi vaste est-il un casse-tête ou plutôt la perspective d'un fabuleux terrain de jeu ?

MC : Les deux. On est d'abord un peu terrifié par les dimensions : il faut « remplir » la scène, mais aussi assurer la lisibilité de la mise en scène, tout en évitant que les solistes aient l'air perdu dans un espace trop grand pour eux. De ce point de vue, Julia a relevé le défi : les dimensions « cinémascope » du plateau sont pleinement exploitées, tantôt pour créer un espace immense, tantôt pour permettre des scènes parallèles. Certaines images sont intimistes, d'autres sont monumentales. Paradoxalement, quand nous étions en studio de répétitions (un grand espace en dehors de la ville, aux dimensions de la scène), j'ai eu des doutes, car on y est assis juste devant l'espace de jeu. Tout ce qui est sur les côtés semble donc très loin. Mais quand on arrive au théâtre, les dimensions du plateau s'harmonisent parfaitement avec celles de la salle. Les lignes de visibilité sont excellentes, on n'a jamais vraiment l'impression d'être loin de l'action. C'est un des théâtres où l'on voit le mieux de partout !

« Nous sommes tellement conditionnés à aduler le génie »

RM : L'inachèvement, les différentes versions des Contes d'Hoffmann, sont-ils une contrainte ou un blanc-seing pour l'imagination ?

MC : Ils sont surtout un casse-tête ! Quand je prépare une mise en scène, je me plonge dans la partition et le texte plus d'un an à l'avance, je m'en imprègne, et les idées émergent peu à peu. Mais ici, il fallait d'abord travailler d'arrache-pied pour avoir une partition. Beaucoup de décisions à prendre, de versions différentes d'une même scène entre lesquelles choisir… Marc Minkowski avait déjà dirigé l'œuvre et il avait une version qui lui tenait à cœur. Malgré l'absence de passages attendus, c'est une version très complète, avec aussi de la musique que le spectateur ne connaît généralement pas. D'un point de vue dramatique, l'inachèvement est surtout palpable – et problématique – dans l'acte de Giulietta, dont on sent qu'il est fragmentaire, malgré les efforts de reconstitution des musicologues, grâce auxquels on découvre des pépites, comme par exemple l'air de Dappertutto qui remplace l'habituel « Scintille, diamant », célèbre mais apocryphe. Dans l'économie du spectacle, cet acte arrive déjà assez tard dans la soirée : le spectateur est-il prêt à repartir de zéro, à découvrir de nouveaux personnages pas toujours très consistants (Schlemil, Pitichinaccio), à essayer de suivre une intrigue assez brouillonne (parties de cartes, rivalités amoureuses, duel…) et peu fluide (micro-interventions du chœur, interlude instrumental, récitatifs…) ? J'ai préféré prendre le taureau par les cornes et embrasser pleinement le côté décousu de cet acte, m'en servir comme d'un atout plutôt que de tenter d'en masquer les faiblesses.

RM : Même derrière la façade de vos spectacles les plus tragiques (Castor et Pollux, La Calisto, Don Quichotte, la Trilogie Tudor) ou les plus cruels (Agrippine, Platée, Salomé), on vous devine plus attachée à ce qu'on est tenté de qualifier d'optimisme mélancolique ou de mélancolie optimiste. Seriez-vous la réincarnation féminine d'Offenbach ?

MC : Ce qui me touche chez Offenbach, c'est justement l'ironie mélancolique qui vient tempérer la joie de vivre à laquelle on l'associe toujours, mais qui le prémunit aussi absolument contre tout esprit de sérieux. Quand je mets en scène des tragédies, j'y trouve toujours des moments de légèreté, voire d'humour. Et inversement, dans toutes mes comédies, il y a une part d'ombre. Rien de très original, sans doute, mais c'est en tous cas ce qui me rend Offenbach éminemment sympathique. Les Contes d'Hoffmann sont certes un opéra sérieux, avec des moments d'une intensité dramatique poignante, mais toujours en alternance avec des scènes plus légères, comme si Offenbach ne pouvait pas résister à la tentation d'introduire de l'humour et de l'ironie. C'est une constante dans son œuvre. Dans Les Contes, l'œuvre qui lui tient tant à cœur, il choisit de raconter l'histoire d'un artiste, un « vrai » – un artiste comme on l'imagine encore aujourd'hui, torturé, alcoolique, maudit, cliché inventé au XIXᵉ bien sûr. Or Offenbach lui-même incarne, aux yeux du XIXᵉ, le contraire de cet « artiste maudit », lui qui était avant tout un directeur de théâtre, un entrepreneur, un amuseur – il faut lire les textes méprisants, voire hargneux, que Berlioz écrit sur lui (ne parlons même pas de Wagner). Je ne peux m'empêcher de penser qu'Offenbach entretient un rapport ambigu à cette figure de l'artiste : elle le fascine mais il ne la prend pas non plus complètement au sérieux (les remarques ironiques de Nicklausse remettent souvent Hoffmann à sa place). Je me débats moi-même depuis toujours avec cette figure de « l'artiste génial » : elle m'est très hautement suspecte, antipathique même, elle me semble excluante (ne serait-ce que parce qu'elle est essentiellement masculine) et à bien des égards elle incarne tout ce contre quoi je m'élève. Pourtant, nous sommes tellement conditionnés à aduler le génie que j'ai du mal à penser l'idée d'artiste en dehors de ce cliché. Dans ce débat intérieur, ma règle d'or reste celle d'Offenbach : ne jamais se prendre complètement au sérieux. Ce qui n'empêche nullement de dire des choses très profondes et très sérieuses. Pour cela était un interprète en or : d'une intensité dramatique inégalée, d'une intelligence époustouflante, mais absolument dénué d'ego mal placé et toujours enclin à l'auto-ironie. Il comprend et aime son personnage, tout en étant capable d'un regard critique sur lui. C'est pour moi un Hoffmann de rêve – grâce à lui, j'ai appris à aimer ce héros dont je me sentais initialement si éloignée.

« On n'a pas idée de tout ce que peut raconter une simple colorature »

RM : L'unique opéra de entremêle en permanence deux aspirations majeures de l'être humain : l'ordinaire de la recherche de l'âme-sœur, l'extraordinaire de l'inspiration artistique. Du pain bénit pour la mise en scène ?

MC : Cette œuvre entremêle une narration hétéroclite (divers contes d'E.T.A. Hoffmann fusionnés en une même histoire autour d'un héros unique) et un méta-niveau qui complique encore les choses (ce héros est Hoffmann lui-même). Hoffmann est un personnage peu cohérent, difficile à saisir et même à aimer : il traverse ses propres histoires en narrateur-spectateur. C'est comme si on écrivait un opéra dont le personnage principal vivait successivement les aventures de Hamlet, Macbeth et Falstaff, et que par-dessus le marché il s'agissait de Shakespeare. Comment rendre compte de cet enchevêtrement entre fiction et réalité ? J'ai voulu m'en servir pour montrer la contamination permanente entre la vie et le processus de création. Plutôt que de suivre la structure apparente « récit-cadre aux actes 1 et 5 / trois histoires écrites par Hoffmann aux actes 2, 3 et 4 », j'ai fait alterner à l'intérieur même des actes d'Olympia et d'Antonia des scènes de fiction et des moments de réalité. Quant à l'Acte 4, ce cauchemar vénitien nocturne à l'intrigue confuse, je ne le vois pas vraiment comme un acte narratif, mais plutôt une radioscopie de la psyché d'Hoffmann, un catalogue de ses angoisses, de ses obsessions, de tout ce qui nourrit – ou bloque – son processus créatif.

RM : Quelle fut la première image qui s'est imposée à vous lorsque vous avez su que vous alliez mettre en scène Les Contes d'Hoffmann ?

MC : La première image, je ne sais plus. Mais une des premières idées, c'était de faire entendre le discours du Docteur Miracle dans l'Acte d'Antonia non pas comme la parole mortifère d'un personnage maléfique et démoniaque, mais comme la voix de la raison. Antonia est jeune, elle est talentueuse, elle a la vie devant elle, elle est promise à une grande carrière ; c'est une artiste au même titre qu'Hoffmann. On la persuade qu'il serait dangereux pour elle de suivre cette vocation : mieux vaudrait renoncer à sa carrière et rester à la maison. Sornettes ! lui dit Miracle, dont le discours est juste, bouleversant : il me tenait à cœur de dépouiller le personnage de ses oripeaux démoniaques afin de rendre audible son propos.

RM : Une même chanteuse pour les trois rôles féminins, c'était une évidence ?

MC : C'était le désir de , pour des raisons historiques et philologiques. Il semblerait que les rôles aient été conçus pour la cantatrice Adèle Isaac, et Marc voulait revenir à cette intention initiale. À mesure que j'avançais dans ma conception de l'œuvre, l'idée me paraissait de plus en plus pertinente. Ces femmes ne sont pas des vrais personnages, mais des fantasmes d'Hoffmann. Une diva muette, une poupée qui dit oui, une artiste qui meurt si elle s'exprime, et une courtisane : pas franchement reluisant ! Mon but était double : montrer combien ces personnages sont des projections masculines, retrouver les femmes en chair et en os derrière ces projections, et leur donner la parole. On n'a pas idée de tout ce que peut raconter une simple colorature… Pour leur redonner vie, le fait d'avoir une interprète unique m'a été utile : chez nous, Antonia et Stella sont une même personne à des moments différents de sa carrière, et Giulietta est une vision fantasmée, cauchemardesque, de cette femme qui a tant compté dans la vie d'Hoffmann. Vocalement, c'est une gageure, bien sûr. Il existe une version colorature de l'air de Giulietta, qui est celle que nous présentons. Le véritable défi vocal est Antonia, mais n'en fait qu'une bouchée. La façon dont elle incarne ces personnages est renversante. Elle a immédiatement compris – et adopté ! – le concept de mise en scène, qu'elle défend au-delà de mes espérances !

« L'opéra est aussi une des seules formes d'art où collaborent autant de gens d'horizons et de cultures différents »

RM : Des Contes d'Hoffmann confiés à une équipe presque entièrement française : quelle leçon venue d'Autriche pour une France encore trop souvent encline à trouver le pré lyrique plus vert ailleurs !

MC : Je suis infiniment reconnaissante au festival de m'avoir embarquée dans cette aventure ! Et chapeau pour cette distribution éblouissante – beaucoup de Français effectivement, mais aussi des Américains et non des moindres.

RM : Au fait, seriez-vous à ce jour la première femme à mettre en scène Les Contes d'Hoffmann ?

MC: Je n'ai pas vérifié… Mais j'étais la seule femme metteuse en scène à Salzbourg cette année !

RM : Ces Contes d'Hoffmann seront votre cinquante-deuxième mise en scène d'opéra ! La muse de Mariame, comme celle d'Hoffmann, est-elle toujours à vos côtés ?

La muse, je ne sais pas, mais mon désir d'opéra est bien là. Chaque fois, ce sont les mêmes angoisses initiales, les mêmes doutes, les mêmes interrogations… puis le même bonheur. Décortiquer les œuvres, m'en imprégner, comprendre tout ce que le texte (littéraire et musical) peut vouloir dire, inventer une histoire et la raconter (aux équipes d'abord, au public ensuite), embarquer tout une distribution dans ce rêve, créer les conditions pour que chacun donne le meilleur de lui-même, travailler d'arrache-pied pour que les chanteurs se sentent à la fois encadrés et libres de proposer… Je ne peux imaginer de plus grande joie. Ne pas être chez soi six semaines d'affilée, travailler seize heures par jour, gérer des dizaines de problèmes conceptuels, techniques, humains – c'est épuisant parfois, mais travailler en musique, entendre ces œuvres, ces artistes exceptionnels, quel privilège !

RM : On imagine qu'à Salzbourg, vos Contes d'Hoffmann n'ont pas dû être impactés par la politique de l'OZA (Opéra Zéro Achat) qui commence à essaimer en France… Seriez-vous d'accord avec Romeo Castellucci qui prône qu'il est préférable de penser coproduction, afin que l'opéra puisse continuer à bénéficier de tous les moyens nécessaires dans une époque où il est plus urgent que jamais d'armer le spectateur au moyen de chocs esthétiques à même de l'accompagner durablement dans la traversée du Mal à laquelle le confronte le monde contemporain ?

MC : Oui, bien sûr. Ne serait-ce qu'au plan écologique, la coproduction me semble une évidence… L'opéra coûte cher, on l'entend assez, mais il faut rappeler aussi qu'il emploie beaucoup de gens. Et que ce sont des emplois locaux, des savoirs souvent artisanaux, des métiers extrêmement divers. C'est donc de l'argent bien investi, pour peu que l'on s'assure qu'il soit accessible à tous. L'opéra est aussi une des seules formes d'art où collaborent autant de gens d'horizons et de cultures différents. On parle rarement moins de quatre langues différentes dans une répétition d'opéra. Dans le monde d'aujourd'hui, c'est merveilleux. Je me rappelle mon appréhension avant les répétitions de Don Giovanni l'année dernière à Glyndebourne : deux Russes, un Ukrainien, un Moldave, un Polonais, une Arménienne. Le ténor a balayé mes craintes dès la première répétition : « nous parlons tous le même langage : celui de la musique ». Mais l'opéra est aussi un monde très hiérarchique, aux réflexes parfois encore très patriarcaux, et encore très marqué par le culte du génie dont je parlais plus haut – dans son rapport aux œuvres comme dans son fonctionnement. Il est urgent de réformer cette culture pour que cet art continue à nous parler, et à parler de nous.

Crédits photographiques: © Monika Rittershaus

Modifié le 20/08/2024 à 11h23

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