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Le 27 juillet 2024 est célébré le centenaire de la disparition de Ferruccio Busoni. Une bonne occasion pour tenter un portrait de synthèse de  ce génie musical protéiforme, un de ces compositeurs fondamentaux, quoique toujours méconnu voire méprisé, du premier quart du vingtième siècle,  partagé entre héritage du passé, fréquentations assidues de ses contemporains et chemins vers la Nouvelle Musique. Pour accéder au dossier complet : Ferruccio Busoni, une biographie pour un centenaire

 
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A vrai dire, un projet très vaste taraude en filigrane depuis déjà des années l'esprit de .

Le compositeur-librettiste cherche dès 1910 un personnage/sujet parfait, reflet métaphorique de sa condition d'artiste et de ses aspirations philosophiques. Pour le sujet, il a songé à Merlin l'enchanteur, revu selon Gobineau et au  profil sans doute trop proche du wagnérisme, ou à Don Juan, au risque de se heurter au précédent mozartien. Il pense au génie protéiforme de Leonardo da Vinci , son frère d'âme de la Renaissance.

Mais la précipitation de l'Europe dans l'Apocalypse de la Grande Guerre cristallise son imagination. Busoni en son jeune temps avait été très marqué par la rencontre avec Arrigo Boïto, le librettiste des derniers opéras de Verdi et auteur d'un magistral et térébrant Mefistofele. Busoni reprend le même mythe mais y va de son adaptation très personnelle, en langue allemande derechef,  avec ce Doktor Faust. Il y consacrera au moins les dix dernières années de sa vie, et certaines esquisses semblent même remonter à 1910 et à son séjour comme professeur à Bâle. Les implications tant philosophiques du livret  que musicales quant au langage utilisé, finiront par l'épuiser et avoir raison de lui, sujet à une santé de plus en plus défaillante à partir de 1922.

 

Busoni ne pourra donc achever l'œuvre à laquelle il ne cessera de penser jusqu'à son dernier souffle. A sa mort, la réalisation des deux dernières scènes de l'épilogue de l'opéra sera alors confiée à son élève Philipp Jarnach dans une rédaction qui en modifie substantiellement la portée tant musicale que philosophique. Si c'est dans cette version qu'est créée l'œuvre, à l'opéra d'état de Dresde sous la direction de Fritz Busch, en 1925 (la même année que le Wozzeck d'Alban Berg créé à Berlin par Erich Kleiber), d'autres esquisses des deux scènes finales en marge du projet original du livret ont refait depuis surface. Anthony Beaumont en a donné une version musicalement et littérairement beaucoup plus plausible quoique moins tragique et moralement un rien plus ambiguë dans son optimisme : elle fut créée à Bologne en 1985 sous la direction de Zoltan Pesko et semble aujourd'hui nettement prévaloir.

Busoni revient ici clairement aux origines du mythe, inspiré du vrai Johann Georg Faust, l'astrologue germanique qui a vécu entre 1480 et 1550 : une pièce de tréteaux ou de marionnettes, genre populaire en Allemagne à la fin du XVIe siècle. Il œuvre donc indépendamment de la première adaptation théâtrale anglaise de Christopher Marlowe, comme de l'amplification de Goethe qui sera le point de départ de nombreux opéras, du Faust de Spohr, puis Gounod, ou  point de départ de la Damnation de Faust berliozienne. Chez Busoni, rien de tout cela. Juste peut-on détecter une allusion très indirecte et rapide à Gretchen,  désignée comme « Mädchen », dans l'intermezzo : puisque c'est un personnage de pure invention goethéenne, elle n'intéresse pas le projet du compositeur. Et ce même si Busoni mettra à la même époque en musique quelques vers du poète, indépendamment de son projet d'opéra, dans de très intéressantes mélodies.

L'opéra n'est pas désigné comme un drama mais plutôt comme un spiel… dans le souvenir de ces Puppenspielen de la Renaissance. Le poète, rôlé parlé, avant et après le drame, s'adresse au public, sans aucun support musical, et donne  le ton : il narre, après la très sombre  sinfonia augurale, les affres (très busoniens) quant au choix du sujet. Puis, une fois le rideau baissé, distille en douze vers la conclusion morale et la clé ultime de l'opéra : « une image de la nostalgie humaine »…où…« la part du poète demeure la souffrance de son âme »… »Non épuisés, les symboles demeurent…que chacun y prenne ce qu'il lui faut » … »la danse se refermera en un cercle parfait » .

Les deux (!) prologues  (Vorspielen) de l'opéra rappellent les prémices, modifiées, de la légende bien connue. A l'université de Wittenberg, trois étudiants de Cracovie sont introduits dans le laboratoire du Rector Magnificus Faust, par son assistant Wagner.  Ils remettent au docte professeur un mystérieux grimoire la Clé de la Magie d'Astarté. Suivant les instructions du Livre, la nuit suivante, Faust trace un cercle dont à son injonction luciférienne, six esprits sataniques émergent, distribués à six voix de plus en plus aiguës. Seul le dernier Méphistophélès (ici atypiquement distribué à un ténor) séduit Faust : à lui la Connaissance et aussi ses souffrances, moyennant l'entier service dévolu post mortem à l'Esprit malin. Mais les créanciers et ennemis dévots de Faust s'affutent et le savant prend peur… Par le pacte qu'il conclut avec la créature diabolique, tous ses adversaires disparaissent, morts par la seule volonté méphistophélique. De même, lors du court intermezzo qui suit,  des compagnons d'armes assassinent un soldat qui voulait s'en prendre à Faust qui avait séduit sa sœur (seule évocation très oblique au premier Faust de Goethe), et le docte professeur prend sur lui tout le poids de la culpabilité de ce meurtre.

Le corps de l'opéra se déroule en trois scènes principales. (Hauptspielen)
1- A la Cour de Parme, Faust devenu magicien séduit par ses tours fantastiques la Duchesse (seul rôle féminin de l'ouvrage)  : les deux amants fuient grâce à la complicité de Méphisto au grand dam du Duc auquel le démon promet la main de la sœur du Duc de Ferrare.
2-Dans une taverne de Wittenberg, les étudiants catholiques et protestants se querellent au sujet de la philosophie platonicienne en présence de Faust. Méphisto réapparait et annonce la mort de la Duchesse de Parme que le héros avait abandonnée. Il remet à Faust un dernier « cadeau » : le cadavre de leur enfant que l'être malfaisant métamorphose en botte de paille à laquelle il boute le feu. Dans les volutes de fumée, apparaît d'abord Hélène de Troie qui se dérobe à l'approche de Faust. Puis les Polonais du prologue ressurgissent et réclament le Livre d'Astarté prêté que le Doktor dit alors avoir brûlé. Ils lui prédisent alors sa mort à minuit.
3- Wagner a succédé en l'Université à Faust, réduit à l'état d'une sorte de s.d.f errant.    Méphisto réapparaît sous les traits d'un veilleur de nuit, annonçant 23 heures. Devant l'église, Faust veut se racheter par une dernière bonne action : il aperçoit une mendiante avec un enfant. C'est là la dernière brève apparition d'un réalisme magique de la Duchesse de Parme, qui lui confie leur fils, tant qu'il est encore temps de sauver la mise. A cette vision, Faust veut entrer dans l'église et prier mais le soldat apparu dans l'intermezzo, comme ressuscité, l'en empêche. Les mots manquent : à la lueur de la lampe du Veilleur de Nuit, Faust voit sur le Crucifix le visage du Christ se métamorphoser en celui d'Hélène de Troie.  » N'y a-t-il point de miséricorde? » s'écrie-t-il.
Epilogue : nous retenons la version « définitive » de Beaumont qui donne tout le sens à l'opéra par-delà la mort du héros où le diable et Dieu sont renvoyés dos à dos comme pile et face d'une même entité. Dans un ultime élan très nietszchéen, nimbé de Volonté de Puissance, Faust met au défi Méphistophélès. « Ta méchanceté se fracasse sur le haut roc de ma nouvelle clairvoyance, et dans la liberté que j'ai conquise, déchoient tout ensemble Dieu et Satan ». Faust retrace alors le même cercle au sol que lors du prologue y dépose l'enfant » Sang de mon sang, chair de ma chair… je te fais dépositaire de ma vie … moi Faust … un éternel vouloir ». Faust meurt, mais laisse au Monde un fils libre de ses actes, par-delà le bien et le mal.

Devant l'ampleur du projet, Busoni ne désarmera pas. Et comme l'a démontré Beaumont, et comme le révèle une écoute attentive de l'ensemble des partitions alors composées en marge de l'opéra ( y compris des pages spécifiquement pianistiques, de la Fantasia contrappuntistica de 1912 aux cinq brèves études pour la pratique du jeu polyphonique de 1924), par un travail d'emprunt millimétré, l'agencement du travail musical sur l'opéra évoque une espèce de puzzle musical, une patiente  élaboration de marqueterie par la somme des pièces rapportées à partir d'autres œuvres érigées en véritables « satellites » musicaux. Beaumont en dénombre pas moins de vingt-quatre, dans lesquels Busoni a allègrement pioché. Certaines œuvres, tel le magnifique diptyque poème symphonique Sarabande et cortège pour orchestre repris quasi tel quel dans le corps de l'opéra, sont d'ailleurs conçues et annoncées telles des études préparatoires.

Beaumont, dans sa rédaction, demeure fidèle au projet musical des deux scènes finales de l'épilogue, retrouvé bien après la création de la partition établie selon Jarnach, dans les archives de celui-ci, et a ainsi pu proposer la version la plus plausible tenant à la fois compte du fil du livret, et du patchwork que Busoni évoque en marge dans son plan daté du 1er avril 1924, jour de son dernier anniversaire, quelques semaines avant sa mort.  Ainsi, même si le compositeur n'a plus eu la force de jeter sur le papier ses dernières volontés musicales, l'on peut savoir ainsi, et  sans aucune note de musique, à quel fragment d'une autre œuvre préalablement existante, le compositeur veut alors se référer et employer à quasi chaque réplique les mesures adéquates d'œuvres précédemment écrites.

Ferruccio se projette-t-il en Faust? Il reste sans doute, comme toujours, un mince film totalement imperméable entre la biographie et l'œuvre. Néanmoins, on peut s'évertuer à trouver au Doktor des points d'ancrage, des reflets lointains mais probants de la vie de l'artiste : la sinfonia d'ouverture, avec le chœur en coulisses clamant le mot Pax, se déroule aux Vêpres pascales – rappelons que  l'auteur était né le dimanche de Pâques de 1866.  Certains exégètes ont voulu voir, non sans raison, dans la tableau italien à la Cour de Parme un double imaginaire de la cour de Weimar, une sorte de métonymie entre le Faust magicien séducteur et le pianiste virtuose italien. De même, les recherches quasi alchimiques du rector Magnificus font-elles peut-être écho aux nouveaux chemins que pourrait prendre la musique, selon l'impulsion de son nouveau prophète.

Mais par exemple, Harry Halbreich a également rapproché, à raison, le Doktor Faust de l'agnostique Busoni, du Moïse de l'opéra, lui aussi inachevé, Moses une Aron d'Arnold Schoenberg, alors retournant aux sources du judaïsme. Les travaux des deux compositeurs s'interrompent sur une réplique quasi identique, aux accents aussi fatalistes, tragiques que désarmants. Faust s'écriant  « Ah! Prier, prier, mais où trouver les mots? » trouve un frère d'âme dans le Moïse s'angoissant, dix ans plus tard sous la plume de Schoenberg, devant son impossibilité à communiquer l'essence de la Loi par les tables sacrées « oh! toi parole, parole qui me manque! ».

On peut se demander aussi si l'œuvre n'a pas à trente ans de distance, et au fil de l'exil américain de l'auteur en des temps tout aussi incertains et belliqueux, trouvé un écho dans le roman fantastique dans tous les sens du terme le Docteur Faustus (1943-1947) de Thomas Mann (1875-1955), et peut-être plus d'un souvenir de la biographie busonienne émaille-t-il le portrait du héros, le compositeur fictionnel Adrien Leverkühn. Voilà un parallèle musico-littéraire qu'il serait intéressant de creuser plus avant !

La partition savamment construite sur base de formes issues de la musique pure, tel bientôt le Wozzeck de Berg ou le Cardillac d'Hindemith, peut s'avérer brillante et coruscante (toute la première scène de la Cour de Parme au premier tableau) voire sardoniquement humoristique (lors de la  querelle entre étudiants du deuxième tableau). Mais alors que Busoni menait une vie privée, matrimoniale, et familiale plutôt heureuse ou une existence matérielle relativement confortable malgré les temps difficiles, il semble rongé par un profond désarroi intérieur. Rarement, une musique – et singulièrement à l'opéra – nous est-elle apparue au fil de pans entiers de l'ouvrage, aussi triste voire désespérée quoique parfaitement pudique et objectivement réaliste, sans être pour autant grise ou monotone. Le langage se veut  sans doute moins foncièrement avant-gardiste que au gré du Nocturne symphonique et demeure beaucoup plus ancré dans un système tonal très élargi, mais précisément, ces extensions illimitées  semblent presque le corrompre de l'intérieur et le condamner. Peut-être une des clés de l'ouvrage demeure-t-elle aussi dans son impossibilité psychologique, plus encore que matérielle, à l'achever.

Doktor Faust n'en demeure pas moins sans doute le sommet absolu de la production d'un compositeur visionnaire et, à notre sens, un des très grands opéras du vingtième siècle.

Crédits photographiques : Prologue Doktor Faust en février 2023 © Maggio musicale fiorentino. Dietrich Henschel en Doktor Faust en février 2023 © Maggio musicale fiorentino. Le Doktor Faust, mise en scène de Keith Warner au Semperoper de Dresde en 2017 © Semperoperdresden.

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