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Ferruccio Busoni, Ies années 1910 et la Grande Guerre

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Le 27 juillet 2024 est célébré le centenaire de la disparition de Ferruccio Busoni. Une bonne occasion pour tenter un portrait de synthèse de  ce génie musical protéiforme, un de ces compositeurs fondamentaux, quoique toujours méconnu voire méprisé, du premier quart du vingtième siècle,  partagé entre héritage du passé, fréquentations assidues de ses contemporains et chemins vers la Nouvelle Musique. Pour accéder au dossier complet : Ferruccio Busoni, une biographie pour un centenaire

 

Le début  des années 1910 : l’intérêt toujours prégnant pour  Bach.

En 1910, Busoni programme six récitals berlinois de piano intégralement consacrés à son maître Liszt, tout en menant une réflexion accrue sur l’œuvre de Johann Sébastian Bach et son héritage. Il poursuit l’édition systématique, entreprise depuis 1894, et menée avec l’aide des collègues Egon Petri ou Bruno Mugellini, adaptation aussi textuelle que possible au piano moderne de l’œuvre pour clavecin du Cantor.

Mais comme nous l’avons déjà signalé, Busoni adapte aussi et parfois génialement J.S Bach et transfère beaucoup d’œuvres de l’orgue vers le piano, de l’église vers la salle de concert. Il est déjà parfois de son vivant plus célèbre pour ses transcriptions et adaptations du Cantor que pour ses œuvres originales. On rapporte même que Gerda, l’épouse de Ferruccio, fut un jour présentée, lors d’une soirée de gala après un concert aux Etats-Unis comme… Madame Bach-Busoni ! C’est dire si cet aspect ponctuel de l’abondante production du maître a déjà pu occulter de son vivant le reste de son activité.

Le projet d’édition de sa propre version de l’Art de la Fugue se heurte alors à l’énigme du fameux dernier contrepoint à trois (voire quatre ?) sujets, inachevé et laissé en état par Bach. Busoni répond au défi, lancé à Chicago lors de sa tournée américaine d’alors, par l’éminent contrapuntiste Bernard Ziehn : celui de « terminer » cette fugue  testamentaire. Cette première version de ce qui va devenir la Fantasia Contrappunstistica, sera confidentiellement publiée aux Etats-Unis, avant d’être revue et considérablement amplifiée par deux fois (en 1910, version très ample et 1912, version minor comme Busoni l’intitule car sensiblement abrégée) et de connaitre dix ans plus tard sa version définitive pour deux pianos, sans doute la plus satisfaisante au vu de l’incroyable complexité contrapuntique de l’ouvrage. Il s’agit de faire précéder par le vaste énoncé d’un prélude de choral issu de la  troisième élégie de 1907, les trois fugues successives considérablement remaniées et extrapolées, avant d’envisager un intermède en formes de variations puis une vaste fantaisie fuguée imposée par la combinatoire des quatre thèmes (ceux de la triple fugue et du choral luthérien liminaire, en un grandiose délire contrapuntique) où s’impose peu à peu le fameux thème acrostiche B.A.C.H.(si bémol la do si bécarre). Cette puissante architecture, sorte de réflexion personnelle extrêmement poussée sur  une sorte « d’objet trouvé » et réapproprié, est de proportion inédite, dépassant largement la demi-heure d’exécution, même dans les tempi les plus soutenus.

Parallèlement, en cette même année 1912, Busoni entreprend une tournée italienne ponctuée par huit récitals intégralement consacrés à l’œuvre pour clavier du cantor et aux transcriptions qu’il en a réalisées. Mais à l’opposé de cet ancrage tonal «néo-baroque», Busoni continue à défricher des terres inconnues parfois aux confins de la tonalité : dans cette veine, le blafard Nocturne symphonique de 1913 pour orchestre, peut-être son chef d’œuvre absolu, scrute expressivement les effets de saturation harmonique d’une touffeur entretenue par les tuilages des intervalles complémentaires de secondes et de septièmes.

L’intérêt grandissant pour le genre opéra

Busoni publie aussi l’essai  Sur l’avenir de l’opéra qui s’intéresse de près à une redéfinition de l’expression lyrique où la psychologie des personnages et le surnaturel l’emporteraient  sur la réalité passionnelle la plus matérielle de l’opéra verdien ou du vérisme alors à la mode, ou de la dimension mythique/mythologique du drame  wagnérien, pour ainsi « créer un reflet de la réalité vu comme à travers miroir brouillé ».

On sait que vers 1905, à la suite du concerto pour piano, chœur d’homme et orchestre, Busoni avait projeté un opéra Der Mächtige Zauberer  (l’Illustre magicien) d’après Gobineau dont  il avait mené à bien le livret mais n’avait jeté sur le papier qu’une esquisse musicale. Entre 1905 et 1912, il peaufine parallèlement un autre projet avec le livret et la composition de son premier opéra intégral die Brautwahl (le Choix de la fiancée) d’après la nouvelle fantastique de E.T.A Hoffmann. L’intrique est assez complexe, opposant par delà le choix d’Albertine, plusieurs prétendants. Edmund, l’Artiste avec un grand A, amoureux passionné, remportera la palme face à ses rivaux le Baron Bensch, rustre et intéressé, ou Tusman un fonctionnaire maniaque, outre un inquiétant magicien générant le côté fantastique tant de la nouvelle que de l’opéra. Busoni y cultive un humour subtil notamment au fil de la parodie du Marchand de Venise shakespearien, figurant l’opposition du Mal et le Bien, et dans l’optique esthétique de Busoni, la lutte entre esprit ancien et sclérosé face à un autre, triomphalement novateur. La création à Hambourg sera toutefois un cuisant échec… et l’opéra sera remanié et amputé d’environ un tiers de sa substance dès l’année suivante pour une série de représentations à Mannheim, toutes aussi mal accueillies. Si Busoni en tirera une suite symphonique davantage promise au succès, il faudra attendre quatre-vingts ans pour que l’opéra soit redonné, et avec succès, puis enregistré à Berlin sous la direction de Daniel Barenboïm, dans la version abrégée, éditée par le musicologue spécialiste de Busoni, Anthony Beaumont.

L’effondrement lié à la Grande Guerre. Le refuge suisse

Nommé à la direction du Liceo Musicale de Bologne en 1913, Busoni renonce à la fonction, déçu par l’anarchie qui y règne, et surtout psychologiquement très inquiet à l’orée du premier conflit mondial. En effet, comme en témoigne son ami Stephan Zweig dans quelques paragraphes de ses mémoires Le Monde d’hier, Busoni, plutôt attaché aux idéaux culturels pacifistes « paneuropéens » (à l’instar outre de Zweig lui-même, de Romain Rolland en France ou d’Emile Verhaeren en Belgique), vit le conflit comme un déchirement entre deux pôles culturels symbolisés par ses deux nations  de cœur : l’Allemagne, sa patrie d’adoption, et l’Italie dont il gardera toute sa vie la nationalité. Il refuse dès lors de se produire, en toute neutralité, dans  tous les pays belligérants, et se met en sommeil de tout poste tant berlinois que péninsulaire, réserve ses activités aux pays (encore) non engagés dans le conflit.

Une nouvelle tournée l’amène de nouveau aux USA en avril 1915, où il pense un temps se fixer. Busoni avait déjà marqué un intérêt grandissant pour les mélodies des Indiens d’Amérique, lors de sa précédente tournée américaine de 1910 : il note, et réadapte alors dans une sorte de « trilogie indienne » des thèmes notés selon les normes d’un « folklore imaginaire », tel que l’envisagent à la même époque en Europe  Bartok ou Kodaly, avec les  quatre brèves et bien senties esquisses pianistique du premier cahier de l’Indianisches Tagebuch, ensuite avec la fantaisie indienne, un rien longuette, et enfin pour le seul orchestre le sublime et sardonique Gesang von reigen der Geister (Chant de la danse des Esprits) opus 47, dont la teneur renoue sur le plan harmonique avec  la Berceuse élégiaque ou le Nocturne symphonique, dans un contexte motivique, il est vrai très différent.

Si Busoni pense donc un moment s’installer aux USA, il est peu enclin aux pratiques quotidiennes du Nouveau Monde, et décide de revenir sur le Vieux Continent pour s’installer à l’automne de la même année en la très politiquement neutre Suisse, dans la banlieue de Zurich pour six années, concédant juste quelques ponctuels et confidentiels récitals en Italie du Nord. Volkmar Andreae lui offre la direction musicale de sa Tonhalle de Zürich durant une saison. Mais avant tout, Ferruccio pense à la composition. Il aligne trois nouvelles sonatines, avec derechef certains traits anticipatifs :  par exemple le début de la quatrième « in diem nativitatis Christi 1917″ fait penser au contrepoint nouvellement objectif d’un Hindemith de dix ans postérieur, la cinquième  » in signo Joannis Sebastianis Magni » repense sous un angle tout néo-classique la  fantaisie et fugue apocryphe BWV 905 de J.S Bach.

Arlecchino versus Turandot

Mais surtout Busoni, mène à bien deux nouveaux  projets opératiques : tout d’abord il amplifie son grinçant Rondo arlecchinesco  pour orchestre opus 45 imaginé à New York en 1915 en un opéra Arlecchino, oder die Fenster, opus 50 (Arlequin ou les Fenêtres),  » caprice théâtral », pochade néo-classique sur un livret allemand mais inspiré de la commedia dell’arte italienne brocardant autant les clichés attachés au genre que satire dramatique dirigée conte la guerre. Busoni érige, une sorte d’anti-opéra en quatre tableaux où le rôle principal est d’ailleurs davantage parlé que chanté. Arlequin y est décrit tour à tour en farceur, guerrier, mari et enfin vainqueur. On a noté par ailleurs que la fanfare liminaire énonçait une parfaite série de douze sons, avant même que Josef Matthias Hauer ou Arnold Schoenberg ne formalisent leurs systèmes respectifs et basent les principes de l’atonalité sur l’égalité parfaite des douze degrés de la gamme chromatique tempérée.
Toutefois Arlecchino est trop bref pour occuper à lui seul une soirée d’opéra, et Busoni a alors l’idée de reprendre et d’amplifier en un court opéra en deux actes la musique de scène qu’il avait composée une dizaine d’années auparavant pour la Turandot originelle de Gozzi. Si le mobile essentiel de l’action sera repris par Puccini et ses librettistes quelques années plus tard, avec le succès que l’on sait, Busoni rejette les dénaturations  de l’adaptation de Schiller – qui servira de base à Puccini – et son livret certes très écourté et faisant fi d’intrigues secondaires, s’avère beaucoup plus proche de la pièce originale, par une forme d’ironie mordante et d’italianità, malgré la langue allemande retenue pour le livret. On peut aussi y voir, puisqu’il s’agit d’une fable lyrique, une métaphore de la fonction de l’Art et du statut de l’artiste en cette période troublée.

Par exemple, là où Puccini imaginera trois ministres très exotiques (Ping Pang et Pong) Busoni revient directement aux trois personnages originaux inspirés par la tradition théâtrale italienne (l’eunuque Truffaldino ou les ministres Pantalone et Tartaglia), et Adelma (remplacée par Liu chez Puccini) est l’esclave-confidente non pas de Calaf mais de Turandot. Si elle connaît l’identité du prince mystérieux, elle ne se suicide pas, mais au contraire en échange la révélation à la froide princesse Turandot du nom du bel et frondeur inconnu contre le salut et la liberté. Calaf tenant ses engagements promis lors de la scène des énigmes, s’apprête non pas à la mort, mais à un nouvel exil, et Turandot, ici enfin réellement touchée par l’Amour « qui gouverne le cœur de tous les hommes » – la morale de l’histoire l’implore de rester. L’œuvre avec ses dialogues parlés et son pétillant esprit néo-classique avant la lettre, rappelle – avec de surcroît l’usage de la langue allemande – l’esprit du Singspiel mozartien. Impossible dans cette féérie assez décalée et exotique de ne pas penser, par moment, aux scènes les plus burlesques de l’ Enlèvement au Sérail voire de la Flûte enchantée.

Crédits photographiques : images libres de droit

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