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Ferruccio Busoni, les premières années berlinoises

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Le 27 juillet 2024 est célébré le centenaire de la disparition de Ferruccio Busoni. Une bonne occasion pour tenter un portrait de synthèse de  ce génie musical protéiforme, un de ces compositeurs fondamentaux, quoique toujours méconnu voire méprisé, du premier quart du vingtième siècle,  partagé entre héritage du passé, fréquentations assidues de ses contemporains et chemins vers la Nouvelle Musique. Pour accéder au dossier complet : Ferruccio Busoni, une biographie pour un centenaire

 
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Ce 27 juillet 2024, nous célébrons le centenaire de la disparition de . Une bonne occasion pour tenter un portrait de synthèse de  ce génie musical protéiforme, un de ces compositeurs fondamentaux, quoique toujours méconnu.

A Leipzig, la révélation de l'œuvre de Johann Sébastian Bach

L'anecdote veut qu'à Leipzig, Busoni soit logé chez le violoniste d'origine hollandaise Henri Pétri, alors Konzertmeister du Gewandhaus, et père d'Egon Pétri, l'un de ses futurs principaux disciples pianistiques. L'environnement culturel de la ville saxonne l'invite aussi à découvrir plus avant l'œuvre de Johann Sébastian Bach :  ce sera pour lui et pour toujours un modèle, une source d'inspirations, voire d'extrapolations musicales.

C'est une audition du Prélude et fugue en ré majeur BWV 532, en compagnie de la famille Petri , à l'orgue de la Thomaskirche de Leipzig au printemps 1888, qui lui donne l'envie à la fois d'envisager une monumentale édition pianistique des partitions du cantor destinées originalement au clavecin, entreprise six ans plus tard avec le premier livre du Clavier bien Tempéré, mais aussi de repenser les partitions d'orgue en une adaptation allant au-delà de la simple transcription car totalement repensée pour le piano. Il a bien entendu été précédé en la matière par Franz Liszt, alors récemment disparu, qui par exemple avait, entre autres, dans les mêmes registres scripturaux, transcrit pour le piano le Prélude et fugue originellement pour orgue BWV 543, paraphrasé  et le chœur d'entrée de la cantate Weinen, Klagen, Zagen, Sorgen ou écrit une  célèbre fantaisie et fugue sur  B.A.C.H… Pour Busoni, Bach deviendra donc (peut-être avec Mozart) une des principales références du passé, à partir de laquelle il pourra s'arcbouter pour mieux envisager les contours à la fois de son esthétique compositionnelle et interprétative, et les desseins d'une musique de l'avenir.

Si aujourd'hui, la Toccata et fugue en ré mineur BWV 565 ou la Toccata adagio et fugue BWV 564, du Cantor de Leipzig sont bien connues des mélomanes, même peu intéressés par le répertoire organistique, les transcriptions de Busoni au tournant du siècle ont certainement fait beaucoup pour leur popularité. Certes, on peut reprocher avec le recul et le retour actuel aux Ur-textes certains effets de manche sans doute tributaires à la fois de leur époque et de la personnalité du transcripteur. Par exemple, il n'est pas interdit de préférer au piano l'adaptation par Brahms de la Chaconne de la Deuxième partita pour violon seul BWV 1004 à celle de Busoni, plus démonstrative rutilante et inutilement virtuose. Mais Busoni frappera beaucoup plus juste avec l'adaptation (toujours bien fréquentée par les pianistes actuels) de dix préludes de choral BVB 27… Et avec un sentiment de profonde unité  de pensée et de charité bien ordonnée envers son aîné récemment disparu, Busoni transcrira en 1902, également pour le piano, six des onze préludes  de l'opus 122, les  Ultima verba originellement, confiés originellement à l'orgue de Johannes Brahms.

Les débuts d'une carrière internationale doublés d'une vie privée heureuse

Recommandé par le musicologue Hugo Riemann, Busoni est nommé à l'Institut de musique d'Helsinki où il se lie d'une amitié durable avec Jean Sibelius et son cénacle. C'est là qu'il rencontre sa future épouse Gerda, excellente pianiste et  fille du sculpteur finno-suédois Carl Eneas Sjöstrand. Il sera un époux comblé et fidèle, et, très heureux dans sa vie familiale, sera père de deux beaux garçons.

Sa carrière se mondialise durant la décennie suivante. En Russie (1890), il reçoit ses premières distinctions compositionnelles : le prix Anton Rubinstein lui est attribué pour sa première Sonate pour violon et piano opus 29 et son Konzertstück pour piano et orchestre opus 31. Il part ensuite pour les  Etats-Unis d'Amérique (1891-94) partagé entre l'enseignement au New England Conservatory de Boston, dont l'organisation le déçoit, et les débuts d'une carrière de pianiste virtuose placée, elle aussi, sous l'égide et l'héritage de Franz Liszt. Ce sera un immense honneur pour lui, en 1901, d'être invité par le Grand-Duc local à tenir une classe de maîtrise pianistique à Weimar, dans la déjà lointaine succession de son « idole » pianistique. Il mènera d'ailleurs divers cursus de professeur invité plus tard dans toute l'Europe, notamment  à Vienne (1907-08) ou Bâle (1910).

Les premières années berlinoises (1894-1910)

C'est toutefois Berlin qui sera son point d'attache principal dès 1894, même s'il continue à beaucoup voyager au cours d'incessantes tournées et à développer de nombreuses amitiés musicales internationales, nourries par son caractère désintéressé et altruiste.  Notamment à Paris,  il se lie avec le violoniste et compositeur belge Eugène Ysaye ou, entre autres personnalités française, avec le pianiste-pédagogue Isidore Philipp et l'organiste compositeur Charles-Marie Widor.

A Berlin, son activité de pianiste concertiste est mise en veilleuse durant la première décennie du nouveau siècle au profit de la composition, surtout à partir de 1898 et la genèse (outre d'un fort beau et quasiment jamais joué concerto pour violon), dans la lignée postromantique, opus 35, de la passionnante et hélas tout aussi méconnue seconde Sonate pour violon et piano opus 36 A, qu'il considérera comme sa partition séminale, son véritable « opus 1 ». Si la pédagogie reste une priorité pour lui,  il connait alors les débuts d'une carrière d'organisateur de concerts et de chef d'orchestre : dans un total désintéressement, Busoni crée à Berlin en 1902 les Orchester-Abende  dont le but est de faire connaître les différentes tendances internationales de la nouvelle musique.

Sa gestique est décrite à l'époque comme particulièrement sobre et efficace, à l'exact opposé de bien des chefs contemporains comme par exemple Gustav Mahler : Busoni veut rendre aux œuvres leur évidence par une direction la plus « objective » possible. C'est grâce à lui que de nombreux compositeurs français pourront être joués à Berlin puis un peu partout en Allemagne. Par exemple c'est lui qui dirige la première allemande du Prélude à l'Après-midi d'un Faune de Debussy, mais il programmera aussi par exemple d'Indy, Ropartz, Franck, Saint-Saëns, Magnard, ou Ysaye… et sur un plan plus international, Edward Elgar, Belà Bartok, ou Jean Sibelius… Ces deux derniers seront même invités à venir diriger eux-mêmes leurs propres œuvres. Les compositeurs de culture germanique ne sont pas oubliés, même si Busoni considère que Richard Strauss, Gustav Mahler (dont il comprend mal les longues symphonies) ou Max von Schillings sont alors des compositeurs déjà suffisamment célébrés pour ne pas faire l'objet d'une nouvelle publicité au détriment de noms moins célèbres. Toutefois, parmi les noms germaniques proposés, seul le nom de Hans Pfitzner a résisté aux injures du temps !

Charité bien ordonnée commençant décidemment par soi-même, c'est dans ce cadre que sera créé le 10 novembre 1904 son monumental (plus de soixante-dix minutes !) Concerto pour piano, chœur d'homme et orchestre, par lui-même au clavier et avec la Philharmonie locale sous la direction de Karl Muck. L'œuvre unit une réelle quête métaphysique partagée entre la latinité des mouvements pairs et le « sérieux » des mouvements impairs, avec cette idée de la transcendance par l'Art évoquée dans le final avec Chœurs, dans la descendance directe de l'épilogue de la Faust-symphonie de Liszt (« Elevez vos cœurs vers la Puissance éternelle…. le Monde mort est désormais pleinement animé…Silencieux est le Poème ») pour en citer des bribes du texte mis en musique emprunté à l'Aladdin du poète danois Oehlenschlager pour lequel, composera Carl Nielsen quinze ans plus tard une somptueuse musique de scène.

Le théoricien : la genèse de l'esquisse d'une nouvelle esthétique musicale

Mais cette dimension « transcendantale » d'une telle partition – la plus longue de Busoni en dehors de ses opéras – marque un point de non-retour. Pleinement conscient de l'hypertrophie du langage et des moyens « postromantiques » mis en œuvre, Busoni, d'une part, commence très sérieusement à projeter diverses partitions pour la scène avec une musique de scène pour la Turandot de Gozzi, et esquisse dès 1905-1906 le livret de son premier opéra Die Brautwahl (le choix de la Fiancée) d'après une nouvelle d'E.T.A Hoffman.

Il cherche aussi et surtout alors à formaliser de nouveaux chemins possibles pour la musique à venir. Ce sera l'important, quoique assez bref, essai Esquisse d'une nouvelle esthétique musicale avec une première rédaction en 1906, revue et complétée en 1916, – avec une fusion avec son essai Sur l'opéra qui s'il s'ouvre sur une réflexion sur les rapports de la musique et de l'action scénique, lance des pistes avant-gardistes audacieuses. Busoni constate que la musique est l'un des plus récents arts occidentaux à avoir été formalisés, et que, depuis son émergence à la Renaissance, elle s'est formalisée de plus en plus, d'une part par l'abandon du tempérament inégal, d'autre part par l'articulation de la grande forme supposant la prédominance pour l'articulation de celle-ci des rapports d'intervalles à l'octave, la dominante ou la sous-dominante. Busoni entend saper les bases mêmes du système tonal devenu trop prévisible dans son esthétique consensuelle.

D'une part, cela suppose une remise en question du système tempéré, et des deux seuls modes majeurs et mineurs ; Busoni décrit les nouveaux modes musicaux, d'essence heptatonique, autres que que les vingt-quatre tonalités de modes majeurs et mineurs (au nombre de 113, dont par exemple la gamme par tons debussystes ou les futures modes à transposition limitée de Messiaen ne sont que quelques exemples!) et préconise la fission des intervalles au-delà du demi-ton chromatique avec l'exploration des micro-intervalles. Si Busoni ne composera jamais en micro-intervalles tout en consacrant un article postérieur à la possible utilisation des tiers et des sixièmes de ton, son élève Aliis Haba (1893-1973) franchira ce cap et proposera un important corpus d'opus explorant l'infra-chromatique ! Sont ainsi jetées les bases d'une possible atonalité à laquelle Busoni concourra par certaines de ses œuvres, telles la Sonatina seconda.

L'invention par une technologie alors balbutiante de nouveaux  instruments tel de Dynamophone de Thadeus Cahill, préfigure de manière à peine sous-entendue, nos ordinateurs ou synthétiseurs contemporains. Busoni annonce prophétiquement tant l'utilisation de nouvelles familles d'instruments à l'orchestre. Là ce sera un autre de ses brillants disciples Edgar Varèse (1883-1965), futur véritable sorcier du son qui sera le premier compositeur osant juxtaposer… cinquante ans plus tard… les sons organisés et la musique instrumentale, même s'il  est aujourd'hui difficile d'imaginer en quoi la filiation de maître à disciple a pu se cristalliser en ce début de siècle entre Busoni et Varèse : toutes les archives berlinoises du compositeur franco-américain ont été détruites, soit dans l'incendie d'un entrepôt, soit dans un autodafé personnel du compositeur, qui a ainsi sacrifié toutes ses partitions antérieures à Ameriques. A l'époque, la similarité du « look » de l'élève avec celui de  son maître est patente. Il  est à noter que Arnold Schoenberg (1874-1951) dialoguera intensément avec Busoni à cette époque, dix échanges épistolaires sont conservés, et il annotera de ses réflexions l'important essai de son confrère.

Busoni tend alors vers un anticonformisme certain, dont témoigneront quelques œuvres pour piano : les Sept élégies (1907-1909), véritable digest d'autres œuvres, telle la deuxième inspirée par le concerto de 1904, ou la quatrième transcrite de la musique de scène pour Turandot, de peu antérieure. Au contraire, deux autres élégies préfigurent d'importants travaux à venir, tel le choral de la troisième ou l'émouvante berceuse que constitue la septième composée au chevet de la dépouille mortelle de sa mère. Sa version définitive, pour orchestre  sous le titre de Berceuse élégiaque (1909) verra sa création à New-York et sera confiée à Gustav Mahler en février 1911, trois mois avant la disparition du grand compositeur chef d'orchestre autrichien.

Là où la  Nuit de Noël, composée à  Paris en décembre 1908, tend la main vers l'impressionnisme d'un Debussy, les deux premières sonatines pour piano révèlent le visage le plus expérimental du maître : en particulier la deuxième (1912), au titre italien facétieux, Sonatina seconda, exploite précisément toutes les possibilités de l'intervalle de seconde et prolonge une forme d'atonalité dans la lignée des pièces ultimes du dernier Liszt (Umstern, Nuage gris, bagatelle sans tonalité…).

A noter qu'à  l'époque, Busoni rédige dans le même esprit sa propre version, non sans un certain étonnement de l'auteur, du second Klavierstück de l'opus 11 de Schoenberg, une des premières pièces purement atonale pour l'instrument, dans une rédaction plus strictement pianistique et exploitant notamment les ressources de la troisième pédale d'expression d'invention récente.

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