L’Art de la Fugue par Christophe Rousset

Sans toutefois annoncer d'intégrale, Christophe Rousset continue son exploration de l'œuvre pour clavecin de J-S Bach, et délivre une version transparente de l'Art de la Fugue.

Dans son excellent texte de présentation, Gaëtan Naulleau fait le point sur les différents problèmes que posent cette œuvre fascinante et nimbée de mystère. Version de 1742 ou de 1751 ? Avec ou sans la fugue inachevée Fuga a tre soggetti ? Le choix du clavecin est-il bien légitime ? Et pour quelle circonstance a-t-elle été écrite ? Et – question un peu triviale mais bien réelle – comment l'écouter pendant plus d'une heure sans se déconcentrer ?

Les premières questions trouvent des réponses musicologiques. La version posthume de 1751 est plus complète, ordonnée par type de pièces et non par tonalité, et la fugue inachevée serait un rajout fait par Carl Philip Emmanuel. Quant à l'instrumentarium de destination, il se trouve des arguments pour le définir comme étant des instruments à clavier, orgue, clavecin (un ou deux), voire piano de nos jours. Tous ces arguments sont bienvenus à une époque où nous disposons de nombreux clavecinistes émérites et de clavecins merveilleux, mais ne périmeront pas les apports cosmiques bien qu'erratiques d'un Hermann Scherchen avec des orchestres de chambre. Qu'on le veuille ou non, ce sera toujours à cette jauge suprême que se mesureront tous ceux qui aborderont ce monument musical. Quant aux dernières questions (la circonstance d'exécution, la concentration de l'auditeur), elles se résolvent d'elles-mêmes avec la technologie du disque et la qualité de l'interprétation.

Christophe Rousset nous entraine à un très haut niveau. Son clavecin allemand, anonyme mais daté d'environ 1750, délivre un son riche et brillant, très homogène sur toute l'étendue des registres. De surcroit, l'atmosphère de l'espace d'enregistrement est très claire et aérée. Le chef des Talens Lyriques donne une lecture très respectueuse du métronome sans en être esclave. Chaque voix est parfaitement liée (peut-on dire qu'elles ont un très beau legato ?), se distingue aisément des autres, et respire de bout en bout. Tout contribue à une forme de légèreté, qui sans devenir une danse, produit cette élévation supra-émotive qui caractérise toujours Bach. La rigueur de lecture n'est pas austérité, la beauté du timbre des cordes pincées n'est pas esthétisme, y compris quand l'excellent Korneel Bernolet s'en mêle pour les Contracpuctus en miroir XII et XIII. L'enthousiasme et la fascination des interprètes pour ces 19 petits chefs d'œuvre restent bien maitrisées mais sont palpables et communicatives.

C'est incontestablement une grande version qui nous est proposée. On se permettra toutefois de regretter ce microgramme de tendresse ou du moins de bonté supplémentaire, qui amènerait à la fusion complète des destinations possibles de cette écriture : construction contrapunctique vertigineuse, ou encore sommet d'exercice digital, ou enfin acte dernier de dévotion d'un homme qui se sait à la fin de sa vie.