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Il est temps de s’interroger sur cette génération de chefs d’orchestre de ces vingt ou trente dernières années et de se demander qui ils sont vraiment. Car les voies menant à l’estrade ne sont plus les mêmes que celles d’antan.
Il apparaît que l’irrépressible désir force la plupart à mettre la charrue avant les bœufs. Il faut dire qu’avec ce choix, le souhait de se voir un jour être chef d’orchestre prend un tel raccourci qu’il fait passer immédiatement la dynamique du désir à celle de la jouissance. Et quelle jouissance ! Quel orgasme oserais-je ! Lever le bras puis l’abaisser et tous vous obéissent, font résonner l’œuvre de par leurs doigts, leurs archets, leurs lèvres et leurs souffles.
Il semble qu’il n’y ait jamais eu autant de candidats à cette jouissance qu’en ces temps. Ainsi le concours de Besançon 2023 a eu 280 inscrits, 330 pour le Svletanov de 2022 et 200 femmes pour la Maestra 2020. Comment alors dans un tel contexte ne pas vouloir s’affranchir de la voie classique nécessitant les années de classe d’écriture, composition, analyse, contre-point et celles d’apprentissage du geste, de l’écoute. Fini les longues années et si c’est en forgeant que l’on devient forgeron, ce sera alors en battant la mesure que l’on deviendra chef d’orchestre.
Créons notre propre ensemble, une niche à exploiter, une époque, un style, un nom et le tour est joué. La jouissance est là, entière, dès la première répétition, dès le premier concert, et c’est sur le terrain que se fera l’apprentissage.
Certes les débuts sont modestes, les financements incertains, les dates rares, mais peu à peu l’originalité, la singularité du positionnement aidant, la curiosité des organisateurs de concerts fait se multiplier les dates, assurer les financements et comme l’analyse le sociologue Pierre François en 2005 dans Le monde de la musique ancienne* le terrain professionnel est conquis.
Et quel terrain !
Les ensembles spécialisés sont pléthore, il suffit pour s’en rendre compte de consulter la liste des 205 formations répertoriées par la FEVIS dont largement plus de la moitié sont soumises à l’autorité d’un chef d’orchestre. C’est dire le nombre considérable de musiciens qui opère dans ce contexte.
Car attention ! Cette jouissance a un prix, celui de savoir résister à l’hybris. Or ces chefs trop souvent sans bagage autre que celui qu’ils auront acquis sur les seuls terrains qu’ils auront choisi de défricher ne deviendront ainsi pas tous des Karajan et loin de là, mais seront tous les gourous de leur ensemble spécialisé.
Inventeurs de leur orchestre, ils ont créé des conditions d’emploi permettant à leurs fidèles d’atteindre les 507 heures ouvrant le régime indemnitaire des intermittents du spectacle. Les voilà tout-puissants du positionnement esthétique de leur ensemble et de leurs musiciens.
Et c’est là que l’actualité se fait jour pour tenter de soulever un petit coin du voile recouvrant de silence ce monde où certains exercent leur pouvoir sans mesure. Car du fait des choix initiaux qui ont créé les conditions de l’essor de leur ensemble, tous ou presque en sont à vénérer celui ou celle qui par sa personne incarne le « projet ». Figure quasi totémique dans laquelle se confond l’homme et l’ensemble, répétitions et concerts, travail et subsistance. Et qu’ils soient musiciens ou administratifs tous dépendent de ce créateur prométhéen. Seul habilité, et pour cause, à diriger l’ensemble qu’il a créé, le chef dans ces conditions n’est pas loin de faire figure de gourou. Comment résister alors aux dangers de la toute-puissance sur ses sujets sans une saine constitution. Or la chair est faible, et ces démiurges ont devant eux des proies soumises à leurs possibles travers dont la dépendance peut les entrainer jusqu’à la servilité. Puissance qu’ils peuvent exercer en faisant acte d’autoritarisme ou bien encore pour assouvir quelques plaisirs charnels, fantasmés par voie numérique ou pire directement en corps à corps.
Un #metoomusique quasi impossible ?
Mais pourquoi donc cette chape de plomb, ce silence dans ce milieu qui pourtant n’est fait que d’expression sonore ? Doit-on croire la manifestation des travers humains impossible dans les orchestres ? Non et l’événement qui sidère le monde musical et surprend tellement qu’il est repris mondialement dans de nombreux journaux ce 22 mai nous montre que nul environnement humain n’en est exempt. Pourtant déjà analysées par Pierre François ces dynamiques de pouvoir font état dans les témoignages qu’il a recueilli entre 1997 et 1999 du comportement tyrannique de ces chefs-créateurs dont les noms néanmoins masqués transparaissent aisément en filigrane.
Mais alors qui pour porter la parole ?
Contrairement à d’autres milieux artistiques et même plus encore que dans l’opéra où des voix ont tenté de se faire entendre, le musicien soumis à son chef d’orchestre n’a que peu de chance de voir sa parole entendue. Car nulle Adèle Haenel ou Judith Godrèche pour porter haut les voix des souffrances et abus dans les orchestres, les musiciens tout indispensables qu’ils sont restent des anonymes ; et un anonyme ça n’existe pas.
Au-delà de tout fait qui serait révélé à l’avenir, toute exaction trahissant le manque de déontologie de certains chefs, c’est la situation de dominant à dominé qu’exacerbe les ensembles de musiciens intermittents, qui contraint le dépendant pour sa survie s’il est la cible du puissant, à se taire. Et si comble d’audace il s’avère faire état de ce qu’il endure, alors tout l’ensemble se serre autour du « gourou » pour sauver l’homme ou la femme emblème de sa propre institution.
Avec tout ça il parait que la musique adoucit les mœurs, manifestement certains sont venus à la musique non pour la douceur, mais plus pour les mœurs, quand bien même ils relèveraient d’une certaine brigade.