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Romeo Castellucci, à travers le Mal

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, qui fut Frère Dominique pour dans Jeanne au bûcher à l'Opéra de Lyon, dit que l'on reconnaît les grands metteurs en scène à ce qu'ils donnent à voir des choses que l'on n'avait encore jamais vues. Depuis 2011, l'artiste italien est assurément de ceux-là, dont les réalisations sont de celles propres à repousser la mort régulièrement annoncée de l'opéra.

ResMusica : Que pensez-vous de ce top 3 des opéras mis en scène par Romeo Castellucci : Jeanne au bûcher, Don Giovanni, Requiem ?

: Qu'il complète le mien : Moïse et Aaron, un défi énorme qui, fait rare pour moi, m'a satisfait ; La Passion selon Saint-Matthieu, une architecture dramaturgique différente ; Résurrection, un pur moment de méditation. Je reste aussi très satisfait de Requiem.

RM : A Bâle vous reprenez Requiem avec une équipe musicale renouvelée. On avait entendu qu'il n'avait pu voir le jour que parce que c'était Pygmalion.

RC : A Aix, je savais que, pour l'imaginer, il fallait un chœur totalement engagé dans l'effort, dans la fatigue, dans l'élan. Ce n'est que par la suite que nous avons découvert en Australie, en Espagne, que Requiem était possible avec d'autres, comme avec le Chœur du Theater Basel, magnifique, tellement généreux. Tous ces chœurs se sont lancés dans l'aventure après avoir vu que la chose était possible. Pygmalion avait ouvert la voie !

RM: Olivier Py dit qu'il est préférable de reprendre les spectacles à l'identique. Avez-vous modifié Requiem ?

RC : Non, hormis d'infimes nuances inhérentes aux personnalités différentes sur le plateau. La structure de Requiem est claire. Requiem n'offre en outre pas de place à l'ego des solistes, chacun d'eux étant appelé à se fondre dans la communauté.

RM : Quand avez-vous su que vous seriez metteur en scène d'opéra ?

RC : Assez tard. A l'adolescence, l'opéra m'ennuyait. Mais j'étudiais Wagner à l'Académie des Beaux-Arts à Bologne. Comme exemple d'art total, Wagner était pour moi une référence. Ce qui me plaît chez Wagner librettiste, c'est qu'à l'anecdotique, aux historiettes, il préfère la mythologie, l'universalisme de l'imaginaire. Wagner c'est d'abord de la littérature. Au plan de l'écriture, de la forme, de la profondeur psychologique, les livrets de Wagner, interprétables à l'infini, sont, contrairement à l'idée répandue, des chefs-d'œuvre à la hauteur de leur musique. Après ma Dante Trilogie pour Avignon, La Monnaie m'a proposé rien moins que l'épicentre de l'opéra : Parsifal !

RM : Ce n'est donc pas vous qui décidez quel opéra vous allez monter ?

RC : Il est aussi rare que l'on me demande de proposer qu'il est fréquent que je refuse des propositions, comme, le baroque excepté, la musique italienne : j'aime l'écouter mais travailler dessus est une toute autre histoire.

« Je ne crois pas à la toute-puissance du metteur en scène »

RM : La longue marche de Parsifal, l'Acte I de La Flûte enchantée, la montée au Walhalla de L'Or du Rhin… Vos images sont puissantes. Vous sentez-vous puissant ou pensez-vous, comme Pasolini, dans Théorème : « Nul ne doit comprendre qu'un auteur ne vaut rien, qu'il est anormal, inférieur »?

RC : Le metteur en scène est quelqu'un qui, dans l'acception métaphysique du terme, s'expose au ridicule : c'est le lot de toute personne qui ose. Il prend une œuvre préexistante et tourne autour afin d'en changer le point de vue. Il s'agit d'aller du côté de l'ombre. Comme une manière de découvrir la face cachée de la Lune. Le regard se trouve aux antipodes de ce que l'on pense normalement, mais la dramaturgie permet de préserver la cohérence. Faire le tour n'implique pas qu'il s'agit d'un détournement. C'est un travail sur le regard, pas sur l'objet qui, lui, reste le même. Si on ne fait pas cela on tombe dans l'illustratif. On va voir ce qu'on connaît déjà. Ce n'est pas un péché mortel mais ce n'est pas très intéressant. Le metteur en scène ouvre de nouvelles portes. Les portes étaient là. Mais on ne les voyait pas. L'artiste a un pouvoir arbitraire. L'art de la mise en scène est un art arbitraire. L'artiste n'est donc ni roi ni empereur. Je ne crois pas à la toute-puissance du metteur en scène.


RM : Certains n'ont pas compris pourquoi les jumeaux de votre Walkyrie s'aspergent de sang. C'est pourtant une Annonce de la Mort des plus lisibles.

RC : Voilà un exemple parfait d'un autre point de vue sur un même objet. Mais cohérent : Fricka dit que les jumeaux ont péché pour avoir mélangé leur sang. La philologie est un autre mot-clé de mon travail. Cela dit, lorsqu'en tant que spectateur ou lecteur, il m'arrive de ne pas comprendre quelque chose, je prends cela comme une bénédiction : cela signifie que je dois travailler à mon tour. Me voilà impliqué, appelé…

RM : D'où vient cette fascination pour les fluides ?

RC : Le liquide c'est l'organique, ce qui s'oppose à la machine, à ce qui est dur, à la force, à ce qui est ordonné, à la Loi. Le liquide (ce qui sort) fait référence à la perte et in fine à la mort. La machine c'est l'ordre. Le liquide c'est le désordre.

RM : Avez-vous une méthode ?

RC : La méthode, ça peut être dangereux. Ça veut dire : professionnalisme, savoir-faire. Il manque alors l'aiguillon, le poison. Le savoir-faire au théâtre, c'est la mort.

RM : Christophe Honoré dit aimer partir de son « inexpérience ».

RC : Tout à fait ! Il faut chercher chaque fois la première fois. Il s'agit même d'inventer la nécessité de faire de la mise en scène. Pourquoi je fais de la mise en scène ? Je n'ai pas la réponse. La réponse c'est la faire. Il faut sauver l'étrangeté du théâtre, de l'art en général. L'art est étrange car l'art est inutile. C'est pour cela qu'il est nécessaire.

RM : D'où viennent vos images ?

RC : Du Monde. Je suis plongé dans ce Monde, dans cette époque. Je travaille avec tout ce qui existe déjà. Je suis féru d'histoire de l'art. Peinture, sculpture, cinéma (davantage que le théâtre, je dois dire) : tout ce qui est en dehors de ma peau pénètre ce que je fais.

RM : Vous semblez ne rien vous interdire…

RC : Il y a pour moi des tabous : la vraie violence, tout ce qui est ontologique, n'a pas sa place sur un plateau. La violence sur scène est là pour éviter que n'advienne la vraie violence dans la vie. Comme un vaccin. Le faux se transforme alors en connaissance.

« L'Art doit blesser »

RM : Quelques chanteurs ont récemment tenu des propos pointant la mise en scène d'opéra d'aujourd'hui. Un magazine musical a même titré : L'opéra, est-on allé trop loin ? Que répondez-vous à cette question ?

RC : Qu'on est pas allé assez loin ! Le metteur en scène doit oser ne pas être raisonnable, ni attaché à ne blesser personne.

RM : Que répondriez-vous à qui se plaint de n'avoir encore jamais vu par exemple un Don Giovanni se déroulant à l'époque prévue par son livret ?

RC : Que c'est tout simplement impossible ! Tant au plan des ressentis que de la vie quotidienne, nous ne sommes pas des citoyens autrichiens du XVIIIᵉ siècle ! L'opéra invite en même temps à un rapport archéologique et, au-delà, à comment rendre vivante une pièce de musée. Surtout pas à travers l'illustratif. L'illustration est bi-dimensionnelle, seulement consolatoire. Je pense que l'art doit, d'une certaine façon, blesser, afin que la trace profonde laissée par cette blessure subsiste dans l'intimité du spectateur.


RM : Le chœur de Requiem, Scott Hendricks dans Rheingold, Davide Luciano dans Don Giovanni
dirait-il : « La nudité n'est pas un sujet » ?

RC : La nudité c'est extrêmement difficile. Normalement je déteste la nudité, à moins d'une très forte nécessité. Si c'est le cas, cela devient le sommet de la dramaturgie. La nudité devient alors le costume définitif. Mais c'est un processus, ce n'est pas moi qui propose, c'est toujours un choix à deux. La fin de Don Giovanni nous l'avons, Davide et moi, découverte ensemble. Ce fut comme un destin.

RM : Les chanteurs vous suivent-ils aisément ?

RC : Le chanteur doit accepter. Dans le cas contraire, ce que je peux comprendre, nous cherchons une autre voie. Je parle beaucoup avec les interprètes. Il ne faut jamais imposer les choses. Je crois au dialogue (qui peut modifier aussi mon point de vue) et même à la télépathie. Cela prend parfois beaucoup de temps mais à l'arrivée c'est beaucoup plus fort. Car les personnages que l'on voit ensuite se donner, jusqu'à se brûler, sur le plateau, comme quand quelque chose pénètre un corps, auront été l'aboutissement d'une rencontre.

RM : Silvia Costa apparaît comme votre héritière. Vous-même vous sentez-vous l'héritier de quelqu'un ?

RC : Je ne me sens pas l'héritier de qui que ce soit. Je ne crois pas dans les écoles. Une école de quoi ? De quelle époque ? Le monde change tellement vite qu'il est impossible de faire partie d'une école. Il faut lire, absorber, la réalité de notre monde, puis réagir, chercher, être nomade, et réinventer. Ce qui ne veut pas dire que je ne suis pas admiratif : j'ai un énorme respect pour Chéreau, Wilson, Marthaler, Grüber… Ils m'ont beaucoup appris mais ce ne sont pas des maîtres à penser.

RM : A cette liste on ajouterait volontiers un autre artiste italien, cinéaste : Pier Paolo Pasolini.

RC : Vous n'êtes pas le premier à le dire. C'est vrai. D'autant que je partage aussi avec lui, qui reste un géant pour moi, son rapport au classicisme. La contemporanéité pasolinienne est toujours enracinée dans la matrice : l'époque classique grecque. La tragédie grecque est la loupe permettant de lire la réalité.

RM : Bob Wilson disait à propos de sa collaboration avec Arvo Pärt sur La Passion d'Adam : « La religion n'a rien à faire sur une scène de théâtre. En revanche la spiritualité y a toute sa place. »

RC : Je suis très attaché à la spiritualité mais contrairement à Bob Wilson, je pense que la religion compte aussi beaucoup au théâtre. Mais la religion au sens littéral, celui d'une attitude humaine plus ancienne que le christianisme : religio, de relegere (mettre ensemble). C'est cela l'acte religieux. Aller au théâtre c'est relier des inconnus devant une image. La religion, oui, pas le culte. Pas la foi, qui est tout autre chose.

RM : Le pouvoir de l'artiste semble plus capital que jamais dans notre monde contemporain. Le pouvoir qui peut faire évoluer les consciences, mais aussi enivrer celui qui le détient…

RC : C'est une vraie question même si ce stéréotype illustre une époque que l'on espère révolue. Personnellement je ne crois pas du tout aux donneurs d'ordres. Un metteur en scène qui impose, c'est ridicule. J'adopte la pédagogie inverse, loin de toute rhétorique. L'artiste n'impose pas. Il propose. Le théâtre est le lieu du choix. Moi, spectateur, je peux choisir d'accepter ou non la proposition qui m'est faite sur un plateau. Laquelle est toujours une proposition morale. Mais ce n'est pas la vérité. La vérité écrase. Comme, dans la vie réelle, la loi. Nietzsche voyait l'art comme un moyen de nous libérer de la Vérité. J'ai néanmoins conscience que chaque geste artistique est un acte créateur qui prend la place de Dieu. C'est un geste que l'on pourrait qualifier de théologique. La création a toujours un rapport à la Création. Nous recréons un autre monde. Tellement petit. Et qui n'existe pas puisque le théâtre est le lieu de la fiction. Chaque création est donc ridicule. Personnellement, que ce soit avec des professionnels ou non, avec des enfants, des animaux, des machines, des lumières, des objets, je veux apprendre pendant les répétitions .

RM : En 1976, avec Einstein on the beach, Bob Wilson, ouvrait de nouvelles portes à l'opéra. Vous avez fait de même en 2011 avec Parsifal. Aujourd'hui d'aucuns accusent le style Wilson d'être devenu un système. Craignez-vous la perspective d'un tel reproche à votre endroit ?

RC : La peur de tomber dans un savoir-faire est toujours là. Ce n'est pas facile d'échapper à cela. Si mon travail est reconnaissable, c'est dangereux. Cela dit avoir un style c'est humain. L'on est tous des êtres humains et ce sont nos personnalités différentes qui nous permettent de nous reconnaître mutuellement.

RM : déplorait « les commentaires à chaud un peu rapides des critiques ».

RC : Je lis très peu les critiques, qu'elles soient bonnes ou mauvaises. Les critiques les plus laudatives peuvent parfois être les plus dangereuses. Néanmoins j'écoute et j'entends, conscient du danger qu'il y a à se laisser affecter. Il faut rester philosophe.

« L'Art permet de traverser le Mal »

RM : A Aix, Résurrection s'était trouvé contesté par des questionnements écologiques relatifs à la longue pluie qui envahissait le plateau à la fin. En France, des signaux alarmants s'allument au nouveau ministère de la Culture quant à l'avenir du spectacle vivant. On teste « l'opéra zéro achat ». On parle même de la fin de « l'exception culturelle française »… Dans de telles conditions, difficile d'imaginer votre Requiem sans son plateau basculant ou votre Don Giovanni sans son avalanche d'accessoires… Serait-ce la fin programmée de la spécificité de l'opéra : le choc esthétique ?

RC : Je pense que les attaques relatives à cette pluie de théâtre participent de la rhétorique du « greenwashing ». Que signifie « zéro achat » ? Faire avec ce qui existe déjà? C'est inutile. C'est de la pure rhétorique. Cette question du « zéro achat » doit être posée à la société de consommation (voitures, téléphones, vêtements…) plutôt qu'au théâtre ! Le théâtre n'est pas un lieu de consommation. Plutôt que le « zéro achat », il vaut mieux changer les mentalités, et penser coproduction. Requiem en est à sa 50ᵉ représentation. Jouer trois fois et… finito ! est une erreur. On se trompe de cible si on n'a pas réalisé cela. Le théâtre doit rester luxueux. Mieux vaut renoncer à tout le reste. La France est le dernier pays où la Culture a encore une importance. Le monde entier s'accroche à la France. Je le dis très objectivement. Si on perd la France : arriverderci !

RM : Vous restez donc optimiste ?

RC : Il faut défendre la Culture à tous niveaux. En Italie, on change les directeurs des théâtres, des opéras… sans parler, bien sûr, des journaux et de la télévision. La Culture, armée des maîtres-mots Tradition, Nation, Patrie, Éducation, Valeurs, y est devenue un terrain de conquête idéologique, l'art un outil pour le pouvoir. Alors que l'art a toujours été, par définition, contre le pouvoir. Contre tous les pouvoirs. Car l'art est un moment de critique. On va au théâtre pour penser, pour avoir une conscience. Le pouvoir n'apprend quant à lui que l'obéissance, la consommation plutôt que la réflexion : Pasolini et Debord avaient pourtant prophétisé cette problématique. Je suis très inquiet pour les nouvelles générations.

RM : La prescience de Requiem en 2019 serait donc encore d'actualité en 2024, dans notre monde d'aujourd'hui aux allures de Monde d'hier de Stefan Zweig ?

RC : On a abandonné Requiem juste avant la pandémie. On le reprend pendant la guerre. Le scénario a changé mais l'époque est toujours aussi noire. Il y a une mentalité de guerre jusque dans le quotidien. En Italie, Paix est devenu un mot dangereux, qui peut vous faire soupçonner de toutes les complaisances : d'être pro-ceci ou anti-cela. C'est pourtant un mot qu'il faut dire et redire car c'est le seul qui a une vraie valeur.

RM : L'art n'aura donc servi, ne sert, ne servira à rien ?

RC : C'est une vraie question. Militant, il faut l'être dans la rue, sur son lieu de travail… Mais je ne crois pas à l'art en tant qu'étendard. Dire ce qui est bien ou mal pourrait transformer l'art en un club de bien-pensants. Un entre-soi rassurant. Le théâtre, l'art en général est un moyen d'assumer le Mal, de s'immerger dans le Mal. Pour en sortir. Mais la réponse n'est pas sur le plateau. Elle est en chacun. A chacun de choisir une position morale, hors toute idéologie. Ainsi, Requiem n'est pas un slogan. Dans Requiem le Mal absolu est la Mort. Mais Requiem n'est pas un spectacle triste : le Mal y est traversé par le paradoxe d'une fête qui donne envie de s'accrocher encore plus fort à tous les mots en voie de disparition, à la fragilité de la vie. L'art permet de traverser le Mal. 

Crédits photographiques: © Anne Zeuner/Monika Rittershaus

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