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L’unique opus symphonique de Grieg

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La renommée mondiale du Norvégien (1843-1907) repose principalement sur ses délicieuses miniatures pour piano seul, ses trois sonates pour violon et piano universellement diffusées, son fameux Concerto pour piano et orchestre, son merveilleux Peer Gynt et ses délicates chansons pour voix et piano. Mais qu'en est-il du registre symphonique ? La Symphonie en ut mineur d' ne mérite pas ce si long silence !

Force est de reconnaître que le genre symphonique demeure étranger à son catalogue et sa célébrité. À une exception près.

La gloire dont jouit la musique d', l'un des plus notables compositeurs nordiques avec le Danois Carl Nielsen (1865-1931) et le Finlandais Jean Sibelius (1864-1957), est largement alimentée par l'influence de la musique populaire norvégienne qui contribua à forger une esthétique d'esprit national. Pour autant il ne faudrait pas oublier que ce natif de Bergen, à l'instar d'une grande majorité de jeunes musiciens scandinaves et finlandais, s'est trouvé dans l'obligation de s'inscrire dans un conservatoire renommé ou auprès de maîtres célèbres, ce qui se traduit par la nécessité de gagner le continent et en l'espèce le fameux conservatoire de la grande ville saxonne de Leipzig.

Formation au Conservatoire de musique de Leipzig

Le jeune Edvard Grieg, né le 15 juin 1843, est initié au piano par sa mère musicienne amateur. La rencontre avec le fameux violoniste norvégien (1810-1880) s'avère déterminante car ce dernier recommande un perfectionnement au Conservatoire de Leipzig en 1858. Edvard est âgé de 15 ans seulement. Il bénéficie de l'enseignement du piano de deux maîtres reconnus comme Louis Plaidy (1810-1874) et Ernst Ferdinand Wenzel (1808-1880) puis du grand Ignaz Moscheles (1794-1870). L'enseignement théorique est assuré par des sommités connues dans toute l'Europe comme Ernst Friedrich Richter (1808-1879), Robert Papperitz (1826-1903), Moritz Hauptmann (1792-1868) et (1824-1910). Ce séjour le mène à embrasser le monde romantique allemand d'alors, largement inspiré par Felix Mendelssohn et . Ses premières partitions notables sont amplement redevables de ce milieu germanique traditionnel. Parmi les compositeurs qu'il découvrit en plus des précédents on nommera la musique de Chopin et de Wagner.

En 1863, il se rend à Copenhague où il étudie avec le plus célèbre compositeur danois de l'époque (1817-1890). C'est là aussi qu'il rencontrera un jeune compositeur compatriote nommé (1842-1866) qui exercera une forte influence en exacerbant son intérêt pour la musique populaire de leur pays natal. Ils fonderont la Société Euterpe (1864-1865) dans le but de promouvoir la musique nationale scandinave qui en quelque sorte ambitionnera de contrebalancer l'influence dominante de la musique allemande. Leurs ambitions amplifièrent nettement les espoirs nationalistes de . Aux côtés des deux Norvégiens, la Société Euterpe était également dirigée par deux compositeurs danois très intéressants, à savoir Christian Hornemann (1840-1906) et Gottfred Matthison-Hansen (1832-1909)

Grieg confia dans une lettre écrite bien plus tard, combien, sans les encouragements de Bull, il aurait sans doute été condamné à écrire une musique davantage insipide à l'image de celle de Gade.

Histoire de la Symphonie en ut mineur

Edvard Grieg, alors âgé d‘une vingtaine d'années, composa son unique symphonie durant les années 1863-1864. Il la conçoit en quatre mouvements nommés successivement : 1. Allegro molto, 2. Adagio espressivo, 3. Intermezzo. Allegro energico, 4. Finale. Allegro molto vivace. L'ensemble dure approximativement 31 minutes (respectivement 12'30 ; 7‘ ; 4'30 ; 7'40).

Le plus notable compositeur, et principalement symphoniste danois de l'époque, , représentait l'élément majeur du scandinavisme romantique débutant, et qui en considérait l'outil orchestral incontournable, incita le jeune musicien de Bergen, en 1863, à tenter l'aventure d'une composition symphonique. « Rentre chez toi et écris une symphonie », lui intima-t-il alors que l'élève n'avait jusqu'alors composé que quelques miniatures pour piano et une poignée de lieder. Les encouragements du grand maître le stimulèrent tant que le premier mouvement fut écrit en seulement deux semaines. La suite demanda plus de temps puisque la symphonie fut achevée une année plus tard, le 2 mai 1864. Sans tarder, Grieg montra son travail à Gade qui manifesta, sans réserve, sa satisfaction.

Comme le confirme l'écoute de cette musique, la Symphonie en ut mineur constitue une preuve patente de la maîtrise dont fit preuve le jeune norvégien. Nul ne songerait à lui contester la réalité de son assimilation indéniable des fondamentaux de l'écriture de la symphonie classico-romantique. Ces compliments, pour autant justifiés qu'ils soient, s'adressent à l'atmosphère générale de l'œuvre mais aussi à sa structure mélodique tout autant qu'à sa structure harmonique (qui n'est pas sans évoquer , tout comme dans les passages lyriques), et aux canons de la tradition classique. Toutefois, il faut bien le reconnaître, elle ne véhicule pas les traits d'une foncière originalité intrinsèque.

On a remarqué les influences conjuguées des symphonies de Gade mais aussi celles de Johann Peter Emilius Hartmann (1805-1900), l'autre compositeur danois majeur de l'époque. Les tonalités des quatre mouvements correspondent à celles de la Symphonie n° 5 op. 67 que Beethoven écrivit en 1806, à savoir : ut mineur – la bémol majeur – ut mineur – ut majeur. L'ensemble de l'œuvre pourrait s'apparenter à une avancée psychologique allant de la nuit vers la lumière.

L'effectif orchestral, sans surprise, fait appel à 2 flûtes, 2 hautbois, 2 clarinettes en si bémol, 2 bassons, 2 cors, 2 trompettes, des timbales et la famille des cordes (violons, altos, violoncelles et contrebasse). Toutefois il utilise trois trombones dans le dernier mouvement afin de renforcer l'effet dramatique escompté. Les trois derniers mouvements furent présentés lors d'une audition publique programmée le 4 juin 1864 à Copenhague (Société Euterpe). L'orchestre était placé sous la direction d'un musicien danois (chef d'orchestre et compositeur) bien connu et très populaire à l'époque, (1810-1874), parfois qualifié de « Johann Strauss du Nord ». Au cours des quelques années suivantes, l'œuvre est jouée en public – entièrement ou non – à plusieurs reprises à Copenhague, Bergen et Kristiania (qui deviendra Oslo en 1925) sous la direction du compositeur.

Brutalement, en 1867, il en interdit formellement toute exécution ! En guise de veto définitif, il inscrivit sur la première page de la partition du manuscrit : « Ne doit jamais être exécutée. E.G. » En norvégien : « må aldrig opføres ». Une explication a été avancée pour expliquer cette décision drastique. Il serait très probable qu'un jour, après avoir entendu la superbe Symphonie n° 1 en majeur op. 4 de son compatriote et grand ami, Johan Svendsen (1840-1911), en 1867, il constata probablement la relative la faiblesse de son propre opus. Il se peut aussi que son évolution esthétique l'ait éloigné peu à peu des critères germaniques au profit d'une esthétique davantage lyrique et populaire, et plus marquée par le legs populaire norvégien qui deviendra la source majeure de ses compositions. On pourrait aussi rappeler les difficultés que rencontra Grieg lors de la préparation et de l'exécution (médiocrité de certains instrumentistes) de la création de son œuvre à Bergen le 28 novembre 1867. Tous ces paramètres expliquent sûrement en grande partie que la Symphonie en ut mineur tomba dans l'oubli et que le manuscrit se retrouva archivé à la Bibliothèque de Bergen après la mort du compositeur.

Quelques années après l'achèvement de la Symphonie en ut mineur, en 1869, Grieg en publia les deuxième et troisième mouvements dans une version pour piano à quatre mains sous le titre de Deux Pièces symphoniques avec le numéro d'opus 14. Évoquant ces pièces, Grieg confia à son éditeur que cette musique appartenait à une période Schumann, bien révolue en ce qui le concernait. Plus tardivement, le directeur du festival de Bergen, le compositeur Sverre Bergh, réalisa une orchestration de l'édition pour piano à quatre mains des deux mouvements dont il vient d'être question que l'on découvrit lors de l'inauguration de la nouvelle salle de concert de Bergen baptisée Salle Grieg (Grieg Hallen) en 1978.

Trois années plus tard, en 1981, l'interdiction concernant la symphonie fut levée et le manuscrit devint de nouveau accessible et exploitable de telle sorte que la totalité de la Symphonie en ut mineur fut exécutée par l'Orchestre de la société Harmonien lors du festival international de Bergen, le 30 mai 1981. L'événement fut retransmis dans le monde entier à la télévision et à la radio. Elle fut également enregistrée à cette occasion pour la première fois. Pour l'anecdote, la véritable recréation mondiale fut réalisée par l'Union soviétique qui s'était procuré presque clandestinement une photocopie de la partition (obtenue sous le motif fallacieux de « recherches ») permettant ainsi de l'entendre jouée par l'Orchestre de la Radio de Moscou placé sous la direction de son chef Vitalij Katajev …  en décembre 1980 ! Elle reçut ensuite des exécutions dans de nombreuses salles internationales.

Présentation de la Symphonie en ut mineur

Le premier mouvement de forme sonate, conventionnelle, ne manque pas d'allure même si pour certains son orchestration présente quelque lourdeur. Une courte introduction précède l'exposition du premier thème construit sur le passage de motifs d'une voix à l'autre, elle n'est pas sans faire penser au climat de la Symphonie n° 5 de Beethoven. Toutefois, plus loin dans le déroulé musical, d'autres éléments semblent préfigurer l'esthétique à venir du compositeur. Ce premier thème est d'allure dansante (triolet suivi d'une syncope) tandis que le second thème exploite une sorte de passion modérée et circonscrite. La reprise de ce deuxième thème apporte une touche d'éclaircie optimiste en ut mineur. Ce premier volet de la Symphonie en ut mineur fait montre d'une réelle pertinence dans sa conception et aussi une cohérence indéniable grâce à l'enchaînement très naturel des tempos où se côtoient des passages intimes et rassérénés et des élans dynamiques très contrôlés. Grieg fait montre d'une réelle maîtrise qui se métamorphosera plus tard vers d'autres cieux plus populaires. En réalité, il n'est jamais question de simple imitation chez ce jeune homme singulier capable de construire un champ dramatique en particulier dans le premier thème ductile et souple souligné par les clarinettes et les altos. Le second thème quant à lui installe une sonorité cantabile (assurée elle par les premiers violons). Le mouvement s'achève par une accélération rythmique et un resserrement des motifs.

Le deuxième mouvement en la bémol majeur, de structure proche du rondo, exploite une veine élégiaque couplée à une atmosphère introvertie. Le thème principal est défendu d'abord par les cordes aiguës puis par les cordes graves accompagnées des vents. La couleur orchestrale ne manque pas de raffinement ce qui contribue à la mise en place d'un climat de sérénité palpable. Ce mouvement oscille entre évocation de la manière de Schumann (Larghetto de la Symphonie n° 1) et de signes plus spécifiques du style de Grieg en cours de constitution (motifs harmoniquement personnels et touches chromatiques irascibles) et de recherche plus affirmée de son écriture. Il est possible que son ami Johan Svendsen saura s'appuyer et embellir cette atmosphère ondulante et rêveuse dans l'Andante de la Symphonie n° 1 en majeur op. 5 quelques mois plus tard.

Le troisième mouvement, Intermezzo, s'apparente à un scherzo globalement conquérant et imposant composé de deux sections pleines d'énergie entourant une partie centrale très mélodieuse sous forme de sérénade accompagnée de pizzicatos, que l'on pourrait rapprocher de la musique norvégienne populaire, en particulier du chant « Astri, mon Astri ». Une coda spirituelle en do mineur conclut le mouvement.

Le quatrième et dernier mouvement, de forme sonate, retient la tonalité d'ut majeur. On y remarque une invention mélodique fraîche et robuste et une sonorité d'allure nordique, en particulier au niveau du deuxième thème où l'on remarque des accords brisés de trois sons. L'absence de réexposition est compensée par une reprise variée. L'ardent thème principal, quant à lui, sera suivi d'un second thème élégiaque dans la tonalité de la mineur. Le développement s'appuie principalement sur le premier thème tonique et tranchant. « La conclusion se veut triomphale, beethovénienne en somme. »

Il convient de préciser que l'achèvement de sa Symphonie en ut mineur précède de peu les influences déterminantes ultérieures de Nordraak et de Bull. Toutefois, il faut reconnaître qu'à cette étape, il s'était déjà quelque peu éloigné de l'esthétique de comme on peut le constater à son écoute, où sont perceptibles des traits manifestement reliés à la musique folklorique norvégienne. Le travail harmonique rend compte de son assimilation de la tradition classique et rappelons que les tonalités des quatre mouvements sont identiques à celles de la Symphonie « Du Destin » de Beethoven. De même, pour la forme donnée à chaque mouvement où les paramètres d'un passé récent, classique et romantique, sont parfaitement intégrés et affinés.

Principaux enregistrements discographiques

En dépit d'une renommée internationale plutôt modeste, la Symphonie en ut mineur a eu l'honneur de connaître quelques enregistrements discographiques de belles qualités avec des phalanges et des chefs impliqués et souvent inspirés.

Orchestre symphonique de Göteborg, dir. Okko Kamu. Durée: 37'15. 1981. BIS-LP/CD- 200. Avec En Automne, ouverture, op. 11.

Orchestre symphonique de Göteborg, dir. Neeme Järvi. Durée : 31'39. 1988. DG 427 321-2. Avec En Automne, op. 11, Old Norwegian Melody with Variations, op. 51 et de R. Nordraak : Funeral March.

Orchestre philharmonique de Bergen, dir. Ole Kristian Ruud. Durée : 31'04. 2002. BIS-CD-1191. Avec En Automne, op. 11, Concerto pour piano, op. 16 (Noriko Ogawa).

WDR sinfonieorchester Köln, dir. Eivind Aadland. Durée : 32'35. 2013. Audite 92.670. Avec Concerto pour piano op. 16 (Herbert Schuch).

Orchestre symphonique de Malmö, dir. Bjarte Engeset, Durée : 32'50. 2005, Naxos 8.557991. Avec Sigurd Jorsalfar, Old Norwegians Romances.

Pour recontextualiser cet opus et résumer le parcours d'Edvard Grieg

BENESTAD Finn and SCHJELDERUP-EBBE Dag, Edvard Grieg. The Man and the Artist, University of Nebraska Press, 1988.

BROWN A.Peter, The Symphony Repertoire, vol. III, Indiana University Press, 2007.

CARON Jean-Luc, Edvard Grieg et Paris, Bulletin de l'A.F.C.N. n° 11, 1994 ; Johan Svendsen, Bulletin de l'A.F.C.N. n° 15, 1996 ;  : un roi du divertissement au Danemark, in La musique danoise et l'esprit du XIXe siècle, L'Harmattan, 2017 ; Niels Gade et la presse parisienne. Le musicien romantique de l'Âge d'or danois, L'Harmattan, 2016 ; Edvard Grieg, Le Chopin du Nord, L'Âge d'Homme, 2003 ; Il y a 110 ans, la mort de l'humaniste engagé Edvard Grieg, ResMusica, 4 septembre 2017.

DAHL Erling Jr., My Grieg. A Personal Introduction to Edvard Grieg's Life and Music, Edvard Grieg Museum, 2007.

HERRESTHAL Harald & REZNICEK Ladislav, Rhapsodie norvégienne. Les musiciens norvégiens en France au temps de Grieg, 1994, Presses Universitaires de Caen.

SKYLLSTAD Kjell, Grieg at the Crossroad in „Grieg and the Symphony“, Studia Musicologica Norvegica, Scandinavian University Press, 1993.

Edvard Grieg and His Time, édité par Wojciech Stepien, 2002.

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