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Juré lors de la Classic Piano Competition de Dubaï, François-Frédéric Guy nous explique son intérêt à participer à ce type d'évènements ainsi qu'à donner des masterclass partout dans le monde. Il revient également sur sa carrière, son répertoire de prédilection et ses projets.
ResMusica : François-Frédéric Guy, vous étiez l'un des quinze membres du jury de la Classic Piano Competition de Dubaï. Qu'est-ce qui vous attire dans ce type d'exercice ?
François-Frédéric Guy : Pour moi tout est une affaire de transmission ; comme je n'ai pas de poste fixe dans un conservatoire de musique, je donne des masterclass et participe régulièrement en tant que juré à des compétitions. Je ne fais pas ça pour dire si untel joue bien ou ne joue pas bien : je veux trouver et aider si possible à faire émerger les grands artistes de demain. Avec mon expérience, mon oreille et le fait de n'être pas un professeur régulier, j'ai une approche différente d'autres jurés, une approche de concertiste qui peut être moins axée sur la technique, pour tenter aussi de percevoir la personnalité et de définir si les participants me semblent avoir ou non quelque chose à apporter dans le monde musical.
RM : Quand vous dites « non axé sur la technique », il faut tout de même un minimum ?
FFG : C'est évident, mais aujourd'hui tous les pianistes jouent bien, en tous les cas ceux qui participent à un concours international. On peut avoir des doutes sur une poignée lors du premier tour, mais les neuf dixièmes ont une technique excellente, ils peuvent tout jouer, dont le 3ème de Rachmaninov que nous avons entendu par exemple deux fois en finale à Dubaï. Et justement, c'est presque le problème : s'arrêter à une technique encore plus exceptionnelle que celle des cinquante autres candidats. Car par la suite, ce sont des artistes qu'on va entendre dans les salles de concert, des gens qui jouent parfaitement bien, mais sans caractère particulier et deviennent alors interchangeables les uns avec les autres, tant dans le répertoire que d'une œuvre à l'autre. Ils vont tout jouer de la même façon et vont satisfaire une partie d'amateurs qui n'ont pas les mêmes capacités techniques, mais sans jamais emmener les œuvres plus loin.
Beaucoup tombent encore dans ce piège, fascinés que quelqu'un puisse interpréter le 2ème ou le 3ème de Rachmaninov, alors qu'il a été écrit par un artiste qui pensait d'abord à le jouer lui-même, puis a laissé des dizaines de pianistes l'interpréter juste après, il y a déjà presque un siècle. Pour différencier les pépites lors d'un concours comme celui de Dubaï, il faut donc encore plus s'attacher à trouver ceux qui ont regardé la partition comme une pièce unique, partie prenante d'une période et d'une région particulières.
RM : Vous avez évoqué également les masterclasses et êtes prévu dans des cessions prochainement, pouvez-vous nous en parler plus précisément ?
FFG : Je suis invité pour la première fois à la Hochschule de Cologne en mai, l'une des plus importantes au monde, une institution qui a compté parmi ses élèves Stockhausen. Je vais y enseigner les sonates de Beethoven et la musique contemporaine. En plus de ce privilège, j'ai l'honneur de donner ensuite d'autres masterclasses à Vienne dès juillet. Là, c'est une histoire très personnelle, car c'est une proposition de la fondation héritière de celle où j'avais été étudiant pendant deux ans au Lac de Côme [ndlr : Fondation Theo and Petra Lieven]. Nous avions eu la chance d'y recevoir des conseils de maîtres tels que Murray Perahia, Marta Argerich, Leon Fleisher ou Fou Ts'ong. Par la suite j'ai habité chez ce dernier à Londres, et j'ai beaucoup travaillé Chopin avec lui.
Trente années plus tard, c'est à mon tour de donner des cours dans cette nouvelle structure, pour transmettre moi-même tout ce que j'ai eu le temps de digérer. Là-bas, j'ai aussi appris avec Karl Ulrich Schnabel, le fils d'Arthur Schnabel, l'un de mes trois mentors. Je le ramenais chez lui en voiture après les cours, où il me montrait les partitions des sonates de Beethoven ou des concertos de Brahms annotées par son père, en me proposant de noter les doigtés et les annotations. Souvent, lorsque je parle de grands interprètes du passé aux étudiants, et alors que tout est disponible en ligne pour les écouter, ils ne les connaissent plus. Ainsi, une grande partie de mon travail de masterclass consiste à transmettre cette culture. J'essaie de montrer non seulement comment jouer, mais aussi d'où vient cet héritage. Si nous perdons ces enseignements pour ne plus nous focaliser que sur la technique, autant faire jouer des robots…
RM : Vous parliez de la technique exceptionnelle de la jeune génération, pouvez-vous mettre en évidence d'autres caractéristiques ?
FFG : J'observe que la plupart des jeunes musiciens qui ont vraiment quelque chose à dire, donc qui ont dépassé le stade technique, confondent souvent avoir une personnalité et être un médium de la partition, c'est-à-dire affirmer l'expression de sa personnalité au travers de ce que le compositeur a voulu. C'est cela qui est très difficile, et qui était l'enseignement des plus grands artistes. Fleisher avait un jour levé une page devant nous en disant « regardez ce qu'il y a derrière les notes », comme si on pouvait lire derrière le texte. L'idée est bien sûr figurée, mais elle est très jolie : elle implique qu'avoir une personnalité ne consiste pas à mettre un petit ralenti ou un rubato ici ou là, mais qu'il faut traduire la partition pour la comprendre et la retranscrire dans le monde actuel. Or, pour traduire, il faut forcément connaître non seulement sa langue, mais celle que l'on traduit, et il faut beaucoup de connaissances.
Dans la jeune génération, on voit ceux qui ont cette capacité de respecter la partition, parce qu'ils la comprennent ou cherchent à la comprendre et à en tirer des émotions induites, au-delà des émotions simplistes qui ressortent avec évidence d'un mouvement lent ou rapide. Dans ceux que j'ai fait travailler, je peux citer Marie-Ange Nguci, Maroussia Gentet, Sélim Mazari ou Natalia Milstein par exemple, dont certains sont plus médiatisés que d'autres, mais qui tous ont véritablement des choses à raconter lorsqu'ils interprètent ce qu'ils jouent.
RM : Dans les noms cités, certains s'intéressent au répertoire contemporain, que vous défendez également beaucoup.
FFG : C'est exact, et je le ferai tant qu'il sera possible de dépasser la paresse du monde musical actuel, qui m'effraie de plus en plus. On a l'impression que certaines personnes aiment la peinture sans faire la différence entre Cézanne et le tableau d'un amateur dans sa chambre aujourd'hui, ou la musique parce qu'il y a un joli petit thème facile à reconnaître. Il y a donc un travail gigantesque à faire et à reprendre, et en effet dans les noms précités, Maroussia Gentet a, particulièrement, cette approche de la musique contemporaine, comme une continuité naturelle de la période romantique. Il faut aussi cette culture pour faire la différence entre le bon et le mauvais dans la musique contemporaine. Quelqu'un comme Tristan Murail est tout simplement un génie, à mettre au niveau d'un Debussy et qu'il faut donc, dès aujourd'hui, jouer et enregistrer le plus possible. Globalement, j'adore pour ma part l'école spectrale, le plus radical restant Hugues Dufour, mais j'aimerais aussi jouer la seule œuvre avec piano de Gérard Grisey, Vortex Temporum. Parmi les plus jeunes, j'ai travaillé plusieurs fois avec Aurélien Dumont, à qui j'avais commandé un concerto à pouvoir diriger du piano, appelé Ecoumène, vraiment superbe.
RM : Certains vous identifient pourtant surtout comme un pianiste classique, bien connu pour les Sonates de Beethoven. Quel est pour vous votre répertoire principal ?
FFG : J'ai toujours aimé la musique qui comporte de l'audace. On admire Beethoven aujourd'hui tout en le laissant dans la période classique, mais pourquoi Beethoven à son époque a-t-il changé autant l'histoire de la musique, tant au piano qu'au quatuor ou à la symphonie ? C'est l'alpha et l'oméga de la musique dans sa génération : une compréhension de tout et en même temps une révolution permanente, tout en gardant un véritable héritage avec le passé.
D'un autre côté, j'aime les fils spirituels, dont Brahms par exemple, qui est dans un respect total du père – donc Beethoven – et qui, à être si respectueux, va mettre du temps à oser proposer sa propre personnalité. Jeune, il écrit trois sonates dévastatrices, bourrées d'idées nouvelles, dans une forme explosive qu'il va ensuite atténuer pour devenir le grand compositeur plus bourgeois que l'on connait. Il attendra d'avoir 43 ans pour achever sa première symphonie ! De la même façon, j'aime beaucoup Liszt car je suis un grand admirateur de Wagner, qui n'a pas écrit pour le piano et que l'on peut alors toucher grâce à Liszt, que j'ai toujours appréhendé d'une manière opératique et orchestrale.
RM : Puisque vous parlez d'oser, il vous aura fallu attendre d'avoir 55 ans pour sortir votre premier album de pièces de Chopin, pourquoi seulement maintenant ?
FFG : J'ai dû commencer vers neuf ans à travailler Chopin, puis j'ai tout appris, mais je ne le jouais devant public qu'à l'occasion , et seulement la Polonaise-Fantaisie ou la Fantaisie en fa mineur, quelques Nocturnes, et c'est tout. Puis pendant le confinement, j'ai eu comme beaucoup le temps de me poser et j'ai d'abord pensé à travailler les Variations Diabelli de Beethoven, avant de me concentrer vraiment sur Chopin, avec dans la foulée l'opportunité de faire ce disque pour La Dolce Volta, développé avec la rencontre de la restauratrice Sylvie Fouanon. Dans les blocages à jouer Chopin, il y avait notamment l'instrument, car je ne voulais pas jouer sur Steinway moderne, et en même temps pas non plus revenir aux pianos de l'époque de Chopin, encore trop médiocres dans leurs conceptions pour convaincre de nos jours.
Puis j'ai entendu parler d'un Pleyel extra-grand en cours de restauration à la Fondation Royaumont : j'y suis allé et quelle surprise : c'était exactement le piano que j'attendais depuis des années ! Il m'a ensuite fallu plus d'un mois de travail avant de me lancer dans l'enregistrement, tant l'approche de l'instrument était différente de celle d'un Steinway, ce qui m'a fait penser à jouer un double-album comme un voyage, des premières pièces composées à celles souvent données en bis, dont la Fantaisie-impromptu, non achevée et visiblement restée à l'état d'esquisse, bien que déjà géniale.
RM : Après cet album, pensez-vous enregistrer d'autres pièces de Chopin, ou repartez-vous vers d'autres horizons ?
FFG : J'ai toujours joué les concertos, surtout le 2ème, donc pourquoi ne pas les enregistrer un jour, mais pour le moment, je me replonge avant tout dans Beethoven avec la sortie prévue d'une nouvelle intégrale dans quelques années. Je commencerai à l'enregistrer à partir des prochains mois. J'ai toujours abordé ce corpus comme un tout, car il n'y a pour moi pas de petites sonates et chacune est un prélude à l'autre ou une variation de la précédente. Certaines annoncent ou sont le laboratoire des suivantes, comme la 22ème op. 54 sur laquelle il travaille juste avant l'Appassionata, op. 57, les deux des opus 2 et 10 avant la 3ème qui est à chaque fois plus mature, etc… C'est comme un grand livre, avec un côté très autobiographique qui en plus, par rapport aux quatuors, suscite l'évolution de l'instrument et de la technique pianistique. Beethoven invente des formules qui imposent des pianos plus puissants, plus expressifs pour jouer autre chose que des œuvres élégantes. Il a besoin de plus de notes dans les extrêmes. Ce parcours merveilleux forme un tout que j'ai toujours abordé comme tel. Et finalement, grâce à Beethoven, je reviens de plus en plus à Mozart, tout particulièrement à ses concertos, qui m'amènent aussi à développer de plus en plus le joué-dirigé, avec l'esprit de retrouver la pensée dans laquelle ces œuvres ont été écrites, comme un ensemble complémentaire entre l'orchestre et le piano.