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Paris. Fondation Louis Vuitton. 08-III-2024. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Adagio et Rondo, K.617 pour harpe, flûte, hautbois, alto, et violoncelle ; Rebecca Saunders (née en 1967) : albescere, pour douze instruments et cinq voix ; Augustin Braud (né en 1994) : Infigure, pour violon ; Morton Feldman (1926-1987) : Rothko Chapel, pour soprano, chœur mixte et instruments. Ensemble Intercontemporain ; Les Cris de Paris, direction : Geoffroy Jourdain
Rothko Chapel du compositeur américain Morton Feldman est donné, en lien avec l'exposition Rothko, dans l'auditorium de la Fondation Louis Vuitton par l'Ensemble Intercontemporain et Les Cris de Paris, sous la direction de Geoffroy Jourdain.
On aurait aimé l'entendre dans les lieux de l'exposition avec les toiles du peintre… Les choses en vont autrement et, curieusement, c'est avec Wolfgang Amadeus Mozart (le choix de Geoffroy Jourdain) que débute le concert. Adagio et Rondo K.617 est la dernière œuvre de chambre du compositeur, un quintette mettant en vedette un « harmonica de verre » et son interprète virtuose, la musicienne aveugle Marianne Kirchgässner. Instrument peu répandu et ô combien délicat, il est remplacé ce soir par une harpe que joue Valeria Kafelnikov. L'instrument est historique, « une harpe à simple mouvement du facteur parisien Naderman datant de la toute fin du XVIIIᵉ. C'est pour un instrument de cette facture que Mozart a écrit son Concerto », nous dit la musicienne. Dans l'auditorium trop grand pour elle, la harpe sonne avec discrétion face à une lutherie bien moderne (flûte et hautbois) créant un déséquilibre certain. Le Rondo pas plus que l'Adagio ne nous séduisent vraiment…
La pièce suivante, sous la direction de Geoffroy Jourdain, dialogue davantage avec l'univers du plasticien. albescere (« devenir blanc » en latin) pour douze instruments et cinq voix de Rebecca Saunders est composé à New York en 2001, au contact des toiles de Rothko que la compositrice pouvait aller voir dans les musées. Elle dit avoir reconsidéré son approche formelle en observant celle du maître de l'expressionnisme abstrait. Le dispositif instrumental est sophistiqué : deux sets de percussions incluant un petit « harmonica de verre », deux guitares (électrique et sèche), un synthé, un piano, etc. Pas de texte pour les cinq voix traitées comme des couleurs instrumentales. La musique procède par exposition/juxtaposition d'objets sonores, impacts souvent abrupts entretenant ruptures et contrastes dont on peine à percevoir la cohérence globale. Dans l'acoustique peu flatteuse de l'Auditorium, les « pauses résonantes, points d'orgue, attente » que Saunders appelle de ses vœux sont, pour la plupart du temps, des silences inhabités.
C'est la violoniste Jeanne-Marie Conquer qui débute seule une seconde partie beaucoup plus réussie. Infigure du jeune Augustin Braud, tout juste trentenaire, est la troisième pièce, dédiée à l'interprète et donnée en création, d'un cycle pour violon débuté en 2015. Malgré le titre, on est tenté de parler de « figure » que dessine l'archet, qui se répète et se transforme, s'étire et se distend, tout en souplesse et délicatesse, pour revenir à son état premier : une trajectoire sans heurt à laquelle la violoniste confère une beauté plastique et un balancement très doux.
Le déploiement est autre pour Rothko Chapel de Morton Feldman, distribuant le chœur en demi-cercle autour du chef et des trois instrumentistes ; l'alto solo est à jardin, la percussion et le célesta à cour. La musique est écrite en 1971, un an après le suicide de Rothko, pour sonoriser « la Chapelle Rothko » ornée de quatorze toiles créée par le peintre à Houston. « Le choix des instruments (en termes de forces utilisées, d'équilibre et de timbre) fut, dans une large mesure, déterminé par l'espace de la chapelle et par les peintures », précise Feldman. « Quelques références personnelles traversent Rothko Chapel. La mélodie de la soprano, par exemple, fut écrite le jour du service funèbre de Stravinsky à New York. La mélodie quasi hébraïque jouée par l'alto à la fin de l'œuvre date de mes quinze ans. Certains intervalles dans l'œuvre sonnent comme à la synagogue. Il y avait d'autres références que j'ai maintenant oubliées », écrit encore le compositeur dans sa note d'intention.
Le roulement sourd et profond des timbales et de la grosse caisse sous les baguettes de Samuel Favre aimante l'écoute dès les premières minutes de l'œuvre. L'alto avec sourdine (hypnotique John Stulz) dessine ses figures dans l'espace, ponctué par les notes liquides du mix vibraphone/célesta (Favre/Vichard), le grain très fin des wood-block ou encore la résonance lointaine des cloches-tubes, sonorités subtiles autant qu'émotionnelles. Le chœur, bouche fermée, donne de la profondeur, comme une vague qui déferle et se retire : du mobile dans l'immobilité. Les événements se succèdent ou interfèrent ; l'économie est la règle et le temps très long souvent mesuré par la timbale. C'est la voix d'une jeune fille de 15 ans (fraiche mais fragile) qu'a choisie Geoffroy Jourdain pour la partie soliste juste avant la mélodie hébraïque au velouté sublime sous l'archet de John Stulz. L'œuvre est au répertoire des Cris de Paris que l'on avait déjà entendus avec les musiciens de l'EIC sur le plateau de la Cité de la Musique en 2017. Sous la direction de Geoffroy Jourdain, le chef-d'œuvre de Feldman magnifiquement restitué ce soir nous invite à une expérience d'écoute sensorielle autant que spirituelle.
Crédit photographique : © Ensemble Intercontemporain
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