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Le Couronnement de Poppée à Bâle : dans le ventre fécond de la bête immonde

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Bâle. Theater Basel. 3-III-2024. Claudio Monteverdi (1567-1643) : Le Couronnement de Poppée, opéra en 1 prologue et 3 actes sur un livret de Giovanni Francesco Busenello d’après les Annales de Tacite. Mise en scène : Christoph Marthaler. Décor et Costumes : Anna Viebrock. Lumières : Cornelius Hunziker. Avec : Kerstin Avemo, soprano (Poppea) ; Jake Arditti, contreténor (Nerone) ; Anne Sofie von Otter, mezzo soprano (Ottavia) ; Owen Willetts, contreténor (Ottone) ; Andrew Murphy, basse (Seneca) ; Stuart Jackson, contre-ténor (Arnalta) ; Álfheiuður Guðmundsdóttir, soprano (Drusilla) ; Rosemary Hardy, soprano (Valetto) ; Graham F . Valentine, (Nutrice) ; Lulama Taifasi, ténor (Lucano) ; Jasin Ramma-Rykała, baryton (Littore) ; Karl-Heinz Brandt, ténor (Liberto). La Cetra Barockorchester Basel, direction : Laurence Cummings

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Deux ans après un Freischütz en tout point réjouissant, enthousiasme avec sa lecture du dernier opéra de . Un spectacle radical et exigeant, dont le venin s'insinuera pour longtemps dans les mémoires.

On a beau être a priori sur la réserve, enclin que l'on est à s'agacer des entorses que le metteur en scène suisse se permet face aux œuvres qui lui sont confiées, force est de s'incliner devant un savoir-faire consommé dans l'art de faire tomber dans ses rets le plus sourcilleux des amateurs d'opéras : Bâle a même dû reprogrammer, pour cause de grand succès, son Freischütz de 2022, pourtant déconstruit dans les grandes largeurs.

Son Couronnement de Poppée ne déroge pas à la règle. La Sinfonia d'ouverture donne le ton, qui s'interrompt brutalement à la vue d'un corps traîné sur le plateau : c'est celui de l'Amour, visiblement très mal en point, que l'on s'empresse de cacher dans le placard ! C'est de fait un cadavre. Exit ainsi la totalité du Prologue : il n'y aura ni Fortune ni Vertu. On a évacué les dieux et même quelques humains, avec parfois les tubes qui vont avec (regrets éternels pour Damigella…) On perçoit dès le début quelques fragrances du sublime Pur ti miro final. Le fascinant duo Néron/Luccano est interrompu au mitan de sa sublime partie centrale (au moment où Néron s'apprête visiblement à faire subir les derniers outrages à la dépouille encore tiède de Sénèque). Marthaler taille à sa guise dans Le Couronnement mais rajoute Hor che'l cielo e la terra du Huitimème Livre de Madrigaux, Ludwig Senfl (compositeur bâlois de la Renaissance), ainsi qu'une distorsion temporelle : Schoenberg (Herzgewächse que Poppée s'attribue juste après une prémonitoire désillusion amoureuse avec Néron) et même Gainsbourg (Ce mortel ennui, énoncé par une Nutrice – impavide et impayable Graham F. Valentine – parlant français, au micro lorsque lui prend l'envie de pousser la chansonnette comme au cabaret). Valetto hérite de phrases destinées à l'Amour. La férule joueuse de Marthaler n'épargne pas le chef, , qui se voit invité à quitter la fosse pour faire entendre son ramage sur le plateau. Cela fait beaucoup et il faut du temps pour rendre progressivement les armes devant la vision d'un metteur en scène qui est encore le seul à savoir où il nous conduit…

Bienvenue chez les hommes donc ! Mais lesquels ? Quel est ce lieu sur deux niveaux, quasi-immaculé, dont le mélange de béton et de bois en impose avec ses poutres écrasantes? Qui sont ces gens qui vont et viennent comme dans une ruche, occupés à frapper bruyamment aux portes tout au long (autre motif d'agacement) du sublime air d'entrée d'Ottone ? Malicieux comme Poucet, Marthaler sème quelques cailloux sur le plateau : un « No access » sur une des portes, le titre d'un journal italien (Oggi) sur une autre, quelques professions de foi nationalistes dans la bouche d'une séduisante jeune femme qui ne chante pas, d'autres corps ensanglantés traînés à leur tour sur le plateau, des caisses de grenades, un Néron en chemise noire, un Globe terrestre tombé des cintres comme dans certain film de Chaplin…

Ce n'est qu'après l'entracte, et même dans les dernières minutes, que sera dévoilée, vrai coup de poing à retardement, l'atroce quotidienneté de la termitière humaine fouillée par Marthaler. Sans bruit ni fureur, avec un humour à bas bruit (la mort de Sénèque par une poignée d'assassins qui l'enjoignent de ne pas mourir en entonnant Non morir, Seneca), son Couronnement de Poppée, du 1er siècle de Néron à notre XXIe, se veut leçon de politique encore d'actualité : les empoisonnements physiques le disputent aux empoisonnements psychologiques comme le suggère la peau de caïman dont s'enveloppe le dictateur de Monteverdi, une image qui montre du doigt certain récent dirigeant italien magnat des médias.

De la fosse au plateau, la partie musicale semble elle aussi chuchoter la partition. Une Cetra de treize instrumentistes sans luxuriance (sans flûtes ni trompettes) accompagne des solistes dont la flamboyance attendue semble elle aussi avoir été enjointe à la confidence dans une atmosphère de conspiration où tous semblent retenir la bête tapie en chacun. La Poppée de affiche du coup une séduction plus froide que d'ordinaire. L'Ottone délicat d', la Drusilla fruitée d', le Sénèque un peu éteint d' : tout fonctionne. On découvre l'immense (à tous les sens du terme) Arnalta de , miel en barre pour Marthaler, ravi de tirer le portrait de ce géant au côté de la Poppée menue d'Avemo. , de retour à Bâle, après Winterreise, offre le poids de ses ans à une Ottavia amusante (elle n'est pas pas la dernière à rire à la mort de Sénèque, sommet d'humour marthalerien de la soirée!) et bouleversante : son A Dio, Roma rajoute une pierre à l'édifice des souvenirs d'une maison qui résonne encore de ses flamboyants débuts. Sa vis comica en Valetto à tout faire, squatteur notamment des phrases de l'Amour occis, intronise définitivement , désopilante Ännchen du Freischütz, en icône de l'univers Marthaler. Seconds couteaux, Liberto, Littore et Lucano (respectivement , Jasin Rammal-Rykała et ) donnent de leurs personnes en fonctionnaires à tout faire. Quant à la bête immonde, elle trouve en , moins fou de son corps que son Néron aixois, un idéal de petite frappe mussolinienne.

Sur l'intégralité de Pur ti miro, Marthaler abat sa formidable dernière carte : le temps qui s'arrête sur ce tube immarcescible s'arrête aussi pour tous les protagonistes que, stupéfaits, l'on découvre empoisonnés, même Néron ! Cerise sur le gâteau funèbre : on assiste ensuite, le souffle toujours suspendu, à l'échappée belle de Poppée s'éloignant main dans la main avec la jeune femme dont les professions de foi nationalistes prennent enfin tout leur sens. La lecture du programme finira de dessiller les yeux des spectateurs encore innocents : depuis presque trois heures, ils avaient vécu au cœur même de la Casa del Fascio ! Érigée à Côme dans les années 30 par Giuseppe Terragni, pour y accueillir les manifestations fascistes, c'est ce lieu funeste que la fidèle Anna Viebrock a reconstitué à l'identique sur le plateau bâlois, en s'inspirant aussi de L'Escuola de las Americas (L'École des Amériques), construite en 1946 aux États-Unis, où furent formés moult apprentis-dictateurs d'Amérique du Sud. Les curieux apprendront aussi que la jeune femme avec laquelle Poppée a filé courir on ne sait quel guilledou (un autre texte éclairant affirme que la chute des dictateurs est souvent le fait de leurs proches) était Edda Mussolini, fille du triste sire que l'on sait. Frisson rétrospectif garanti !

Crédits photographiques : © Ingo Höhn

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