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Bâle. Theater Basel. 2-III-2024. Georges Bizet (1838-1875) : Carmen, Opéra-comique en quatre actes sur un livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy, d’après la nouvelle éponyme de Mérimée. Mise en scène : Constanza Macras. Décors : Simon Lesemann. Lumières: Cornelius Hunziker. Costumes : Slavna Martinovic. Avec : Rachael Wilson, mezzo-soprano (Carmen) ; Rolf Romei, ténor (Don José) ; Sarah Brady, soprano (Micaëla) ; Kyu Choi, baryton-basse (Escamillo) ; Inna Fedorii, soprano (Frasquita) ; Camille Sherman, mezzo-soprano, (Mercédès) ; Jasin Rammal-Rykała, basse (Zuniga) ; Sono Yu, baryton (Moralès/Dancaïre) ; Ronan Caillet, ténor (Remendado); Thulani Lord Mgidi, Lilas Pastia. Maîtrise de l’Opéra de Toulon et du Conservatoire ; Chœur, Extrachoeur et Choeur de filles (Chef de chœur : Michael Clark) du Theater Basel, direction musicale : Thomas Wise
Pour sa première mise en scène lyrique, la chorégraphe argentine Constanza Macras fait de l'opéra de Bizet un manifeste sans concession contre les violences faites aux femmes.
On ne peut dire que la transposition circassienne porte chance aux metteurs en scène d'opéra. Le Rigoletto de Robert Carsen n'était pas une de ses meilleures réalisations. En ce qui concerne Carmen, Henning Brockhaus s'enlisait, à Toulon, dans le sable de l'arène où il avait choisi de faire succomber l'héroïne de l'opéra le plus joué au monde. C'est également, malgré sa plus grande inventivité, un choix qui n'est pas sans contraindre la vision très engagée de Constanza Macras.
Le Prélude déconcerte avec les évolutions de six danseurs pailletés devant l'entrée d'une manufacture sinistre (les applaudissements qu'ils déclenchent empêchent l'énoncé du thème du destin de faire son plein effet) avant que l'action ne démarre ensuite sous les meilleures auspices : des films d'archives consacrés au combat des suffragettes en faveur du droit de vote pour les femmes, une noire milice masculine casquée et bottée sur « la place de Séville », une Micaëla volontariste qui a troqué la « jupe bleue » et les « nattes tombantes » pour le blouson de cuir et le pantalon moulant, un José gainé de cuir façon Brando, une garde montante adolescente entièrement féminisée et formidablement chorégraphiée, des cigarières invisibilisées comme des Nibelungen au charbon, d'autres archives taclant l'épouse parfaite des Trente Glorieuses aux petits soins des hommes de son foyer ripoliné… Tout pour saliver à la perspective que cette Carmen très « girl power » ne se laissera pas faire au terme de l'Acte IV.
Hélas les choses se gâtent dès l'entrée de l'héroïne de Mérimée elle-même, dont l'exotisme lui vaut d'être ici caricaturée en dompteuse de fauves (tigres et lion dans son sillage) et plus si affinités. On apprendra plus loin que tous les comparses de la gitane sont les membres d'un cirque installé en ville, dont les membres sont de redoutables activistes, mobilisés contre « le patriarcat » et « la bourgeoisie », planquant leurs munitions dans une boîte de nuit baptisée The Mountains (une astucieuse façon d'éviter le carton-pâte des montagnes de l'Acte III). Lorsque Carmen tombe le costume de cigarière qui invisibilisait sa singularité pour exhiber un goût vestimentaire (frac, les chaussures compensées à paillettes, et fouet) qui n'épargne ni l'œil du spectateur ni le corps qui l'exhibe, on sait aussitôt que, dans la vraie vie, l'on fuirait une telle femme. L'on frémit dès lors dans la foulée pour Don José, bien que Macras, pour mieux dompter la bête masculine, l'a affublé, au moyen de dialogues ré-écrits au goût du jour, d'un passé homicide. Un sentiment qui n'ira que s'amplifiant devant les assauts répétés de Carmen pour couvrir de ridicule cet amant dont elle semble vouloir la peau au propre comme au figuré, le transformant dès l'Acte III en clown noir semi-pailleté (adieu Marlon !), pour l'achever au IV en clown blanc définitivement dévirilisé par une triple houppe de cheveux roux qui n'est pas sans faire glousser jusque dans dans les travées du Theater Basel.
Constanza Macras a visiblement horreur du vide. Les six danseurs de sa compagnie Dorky Park sont omniprésents. Si leur talent saute aux yeux, celui de leur chorégraphe se révèle plus inégal : on sourit aux assauts ostentatoires du twerk auquel elle les enjoint avant l'entracte comme devant le ballet « animalier » du III en total contraste avec le sublime Entr'acte qui l'introduit. Le chœur lui aussi est sollicité pour valser sur la Séguedille. Même par trop envahissante, l'idée de souligner scéniquement combien bon nombre des numéros de l'opéra sont des odes à la danse est cependant à saluer.
Les choix linguistiques interrogent aussi : cette nouvelle Carmen est chantée en français dans une version non exhaustive (notamment le À deux cuartos ! manquant au début de l'Acte IV, qui n'est pas sans accentuer l'impression de souffle court de la réalisation), avec dialogues parlés dans un anglais aussi approximatif – un comble ! – que s'ils l'avaient été en français.
La Micaëla très affirmée de Sarah Brady touche bien au-delà de la Carmen de Rachael Wilson dont la Habanera et ses « je t'aème » appuyés (aux ordres de la mise en scène ?) peinent à déclencher l'empathie, malgré des moyens conséquents qui révéleront davantage de nuances par la suite. Rolf Romei, le plus idiomatique au plan de la prosodie française, est un José délicat dont la santé vocale laisse augurer le meilleur pour le Siegfried qu'il incarnera à l'automne. L'Escamillo de Kyu Choi semble bien à la peine pour faire montre de ses évidentes capacités vocales, systématiquement empêché par la gaucherie corporelle à laquelle la mise en scène le contraint : le matador infatué du livret originel, bien que présenté comme un as du trapèze, n'est plus qu'un matamore. Le Dancaïre et le Remendado, plus épargnés, ont seulement droit à des patronymes plus « cool » : Dany et Ramy (irréprochables Ronan Caillet et Sono Yu, ce dernier incarnant également Moralès). Une Frasquita lumineuse (Inna Fedorii), une Mercédès énergique (Camille Sherman), un Zuniga bien caverneux (Jasin Rammal-Rykała) : personne ne démérite. Les chorégraphies pour tous donnent du fil à retordre à Thomas Wise, dont la baguette reprise à Maxime Pascal a bien du mal à gérer les scènes chorales de l'Acte I et dont la lecture globale semble un brin malmenée par les images.
Comme on l'avait pressenti, la fin surprend : José, moqué à chacune de ses prises de parole, par toute une assistance venue assister au (dernier numéro de) cirque de Carmen, ne poignarde pas cette dernière (il ne la touche pas), qui choisit de s'effondrer d'elle-même devant lui, après avoir réalisé que son ex-amant ne peut répondre que par la menace à sa farouche envie de liberté (une construction mentale que la metteuse en scène ne met pas en scène mais divulgâche par un long déroulé en préambule d'actes III et IV qui évacueront tous les dialogues parlés). Tandis que se met à défiler la liste déjà trop longue des féminicides de 2024, la lumière tombe longuement sur un José resté seul, posé dans la pénombre comme un accusé dans son box. Compassion pour ce José définitivement condamné à porter sur ses seules épaules le poids de l'ensemble des exactions des hommes de la planète.
Plus pensée que celle de Leo Muscato (qui, à Turin, faisait abattre José d'un coup de revolver par son ex-amante), la Carmen de Macras, armée des meilleures intentions, mais dynamitée par son manque de nuances, s'avère au final un spectacle guère moins contre-productif.
Crédits photographiques : © Ingo Höhn
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