A Liège, La Flûte enchantée, carte du tendre et du rêve, selon Cécile Roussat et Julien Lubek
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Liège. Opéra Riyal de Wallonie. 28-XII-2023. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Die Zauberflôte, K.V 620, singspiel en deux actes sur un livret d’Emanuel Schikaneder d’après le conte populaire « Lulu oder die Zauberflöte » – version allemande avec les dialogues parlés en langue originale. Mise en scène, chorégraphie et lumières : Cécile Roussat et Julien Lubek, Mise en scène revue par Maud Morillon et Natalie Plotka, avec la collaboration de Sylvain Geerts pour les lumières et d’Alex Sander Dos Santos pour la chorégraphie. Décors : Elodie Monet. Costumes : Sylvie Schinazi. Avec : Giulio Pelligra, Tamino ; Tanja Kühn, Pamina ; Lucie Kankova, die königien der Nacht ; Aleksei Kulagin, Sarastro ; Paul-Armin Edelman, Papageno ; Adèle Lorenzi, Papagena ; Olivier Trommelschlager, Monostatos ; Dusica Bijelic, Erste Dame ; Julie Bailly, Zweite dame ; Marie-Juliette Gazaian, Dritte Dame ; Roger Joakim, der Sprecher ; Jules-César Murengezi et Bruno Silva Resende, les deux prêtres et les deux hommes en armes. Membres de la Maîtrise de l’Opéra Royal de Wallonie préparés par Véronique Tollet ; Chœurs de l’opéra de Wallonie, préparés par Denis Segond ; Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie, Christopher Franklin, direction générale
Comme spectacle de fin d'année, l'Opéra Royal de Wallonie/Liège propose la vision de la Zauberföte de Mozart selon Cécile Roussat et Julien Lubek, déjà programmée sur place en 2010 et 2015.
«Opéra parfait» selon Otto Klemperer, la Flûte enchantée, comme tous les grands chefs d'œuvre, s'avère d'une richesse quasi inépuisable par la multiplicité des approches scéniques qu'elle suscite encore et toujours. C'est l'une des grandes vertus de ce spectacle de superposer plutôt que d'opposer différents registres d'interprétations possibles de l'opéra mozartien, du conte féérique à l'exploration onirique voire psychanalytique, de la parabole initiatique par-delà le Bien et le Mal à l'allusion à peine voilée aux rituels maçonniques. La mise en scène déjà bien rodée de Cécile Roussat et Julien Lubek a été, pour cette reprise, adaptée par Maud Morillon et Natalie Plotka.
Nous voici dès le lever de rideau plongé dans un univers aussi abracadabrantesque que poétique : dans une chambre à coucher démesurée, Tamino, en pyjama rayé, gagne les bras de Morphée dans un lit géant envahi bientôt par un rutilant serpent… ce lit, central, deviendra par la suite le refuge d'une Pamina f(o)ugueuse aux prises avec d'inénarrables oreillers baladeurs, grimée en poupée ; à l'image de l'effigie remise par la reine de la Nuit. Les trois dames au profil égyptien semblent issues des jambages de la cheminée, les trois Knaben emperruqués apparaissent pendus aux cintres d'une gigantesque armoire magique s'ouvrant vers l'inconnu – probable et lointaine référence au Monde de Narnia. La flûte offerte à Tamino sera juste un rameau feuillu, le glockenspiel de fortune de Papageno un énorme réveille-matin. La reine de la Nuit surgit du portrait en médaillon accroché au mur de fond. Monostatos est un «petit ramoneur» noir….de suie, car tombé du ballon de la cheminée…entouré de ses sbires – des nains très agités et aux figures disproportionnées. Le parvis du temple de Sarastro est une bibliothèque à trois rayons d'où le Sprecher s'adresse à Tamino par le judas d'une niche à l'oriflamme maçonnique – sous le triple signe du Delta, de l'Equerre et du Compas.
Tout rappelle par ces références croisées, les contes de notre enfance, les visions enchanteresses ou terrifiantes de nos songes de gosse, revus au travers de notre prisme d'adulte et de nos référentiels culturels. Voilà un savoureux mille-feuilles scénographique, cohérent et respectueux du livret original malgré sa fantaisie débridée : il mène – lorsque la Lumière aura triomphé des Ténèbres – à l'ultime surprise d'une radieuse mise en abyme lors de l'ultime chœur. Tous les personnages, bons ou méchants, ressurgissent alors et dans une allégresse communicative, se réconcilient et s'embrassent pour l'apothéose ultime de ce somptueux et incandescent jeu de rôles.
Cette relecture multiple, tendre et onirique est menée tambour battant ; la direction d'acteurs s'avère sans faille, juste un soupçon gênée par des chorégraphies et autres numéros de bateleurs un rien envahissants. L'on peut aussi compter sur les décors économes mais évocateurs d'Elodie Monet ou sur la libre fantaisie des costumes signés Sylvie Skinazi, d'un classicisme dévoyé – par exemple, avec l'accoutrement très baroque de Papageno, ou encore avec ce couvre-chef très » Grand Schtroumpf » qui affuble le Sprecher!
La distribution vocale certes homogène appelle toutefois quelques menues réserves. Le Tamino de Giulio Pelligra est tout de clarté et de vaillance, mais manque peut-être de ce corsé dans l'aigu, de cet élan dans le phrasé des meilleurs ténors mozartiens, et semble ça et là un peu mal à l'aise avec la prononciation de l'allemand, notamment au cours des dialogues. Tanja Kuhn est une sensible Pamina, très crédible dramatiquement, au timbre homogène sur toute l'étendue de la tessiture et au legato éprouvé, mais le vibrato nous a semblé un peu trop large pour le rôle. Elle demeure toutefois touchante de sincérité et de naturel dans le très délicat Ach ich fuhl's, juste timide dans ses premiers énoncés, à l'intonation quelque peu hasardeuse ce soir. La Reine de la Nuit de Lucie Kankova nous mène vers de toutes autres sphères par son autorité et son aisance vocale. Un peu sous l'étouffoir, par la présence lointaine et statique imposée à sa première apparition par les metteurs en scène, pour son O Zittre nicht, du premier acte, elle donne totalement libérée la pleine mesure de son talent dans un véhément, ravageur et très assuré Der hölle racht, après l'entracte. La basse Aleksei Kulagin incarne un magnanime Sarastro, d'une puissante rondeur, et d'une belle couleur vocale, même s'il lui manque l'homogénéité d'émission des notes les plus graves de la tessiture demandée pour le fameux air O Isis und Osiris. Mais le timbre mordoré demeure par ailleurs superbe d'autorité et de bienveillance.
Notre coup de cœur de la soirée va toutefois à l'élégant et irrésistiblement enjôleur Papageno de Paul-Armin Edelman. Très en verve, parfait de timbre, il incarne avec une grande malléabilité psychologique, les mille traits de son sympathique personnage, avec toute la gouaille d'un bon vivant, les peurs irrationnelles d'un pleutre et peut passer en quelques secondes du désespoir suicidaire à l'extraversion la plus allègre dans son duo avec la Papagena, un soupçon -trop- prudente, mais très subtile de timbre, d'Adèle Lorenzi. Le Monostatos d'Olivier Trommenschlager n'appelle que des éloges tant sur le plan vocal que de l'implication dramatique entre vile félonie et lubricité impudique… à condition d'admettre pour ce personnage plutôt antipathique un timbre plus barytonnant que de coutume, assez éloigné de celui des ténors de demi-caractère traditionnellement associés au rôle. Dica Bijelic, Julie Bailly et Marie Juliette Ghazarian composent ensemble un convaincant trio de dames, par l'élégante intrication de leurs timbres, là où Roger Joakim, en habitué de la maison, campe un Sprecher aussi humain que clairvoyant.
Mentionnons le formidable travail de Véronique Tollet avec la maîtrise de la maison : pour cette production, les rôles des trois knaben sont distribués au fil des soirées, à sept garçons et filles se relayant, idéaux de fraîcheur et de timbre, à défaut d'une justesse toujours irréprochable ce soir, mais d'une touchante et éloquente sincérité. Pour être exhaustif, mentionnons aussi les très honorables prestations de deux membres du chœur Jules-César Murengezi et Bruno Silva Resende, tantôt prêtres, tantôt hommes en armes à l'orée des épreuves initiatiques. Les chœurs demeurent invisibles, juste présents dans la fosse et en coulisse, par la volonté des régisseurs : ils s'avèrent en constant progrès et excellemment préparés par Denis Segond.
La direction de Christopher Franklin est très incisive, finement articulée leste et agile – dès la très délicate ouverture idéalement menée – mais aussi dramatiquement tendue au fil des pages les plus Sturm und drang : élégante et racée, elle évite le piège du monumental et du cérémonial, en parfait accord avec la conception onirique mais jamais naïve du tandem Roussat-Lubek. L'équilibre fosse-plateau demeure optimal, malgré l'éclatement de la topographie scénique imposée. L'orchestre-maison, en pleine redynamisation depuis l'arrivée de son nouveau chef titulaire Gianpaolo Bisanti, lui offre une réponse idoine, avec en particulier une petite harmonie très fruitée, et des pupitres de cordes à la cohérence retrouvée, participant à la réussite de cette soirée vraiment « enchantée ».
Credits photographiques : © ORW-Liège/J.Berger
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Liège. Opéra Riyal de Wallonie. 28-XII-2023. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Die Zauberflôte, K.V 620, singspiel en deux actes sur un livret d’Emanuel Schikaneder d’après le conte populaire « Lulu oder die Zauberflöte » – version allemande avec les dialogues parlés en langue originale. Mise en scène, chorégraphie et lumières : Cécile Roussat et Julien Lubek, Mise en scène revue par Maud Morillon et Natalie Plotka, avec la collaboration de Sylvain Geerts pour les lumières et d’Alex Sander Dos Santos pour la chorégraphie. Décors : Elodie Monet. Costumes : Sylvie Schinazi. Avec : Giulio Pelligra, Tamino ; Tanja Kühn, Pamina ; Lucie Kankova, die königien der Nacht ; Aleksei Kulagin, Sarastro ; Paul-Armin Edelman, Papageno ; Adèle Lorenzi, Papagena ; Olivier Trommelschlager, Monostatos ; Dusica Bijelic, Erste Dame ; Julie Bailly, Zweite dame ; Marie-Juliette Gazaian, Dritte Dame ; Roger Joakim, der Sprecher ; Jules-César Murengezi et Bruno Silva Resende, les deux prêtres et les deux hommes en armes. Membres de la Maîtrise de l’Opéra Royal de Wallonie préparés par Véronique Tollet ; Chœurs de l’opéra de Wallonie, préparés par Denis Segond ; Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie, Christopher Franklin, direction générale