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Toulon. Zénith. 29-XII-2023. Johann Strauss II (1825-1899) : La Chauve-Souris, opérette viennoise en 3 actes sur un livret de Richard Genée et Carl Haffner d’après Réveillon de Henri Meilhac et Ludovic Halévy. Mise en scène : Jean Lacornerie. Scénographie & costumes : Bruno de Lavenère. Lumières : Kevin Briard. Avec : Stephan Genz, baryton (Gabriel von Eisenstein) ; Eleonore Marguerre, soprano (Rosalinde) ; Claire de Sévigné, soprano (Adèle) ; Veronika Seghers, soprano (Ida) ; Valentin Thill, ténor (Alfred) ; Thomas Tatzl, baryton (Falk) ; François Piolino, ténor (Blind) ; Horst Lamnek, baryton-basse (Franck) ; Tamara Gura, mezzo-soprano (Orlofsky) ; Anne Girouard, Narratrice et Frosch. Chœur (Chef de choeur : Christophe Bernollin) et Orchestre de l’Opéra de Toulon, direction : Léo Warynski
Apparue en plein confinement et surtout diffusée dans les salles obscures d'Opéra sur écran(s) en Bretagne et en Pays de Loire, La Chauve-souris imaginée par Jean Lacornerie et Bruno de Lavenère peut enfin, après Avignon, prendre son envol devant des spectateurs de chair et d'os.
La maison toulonnaise n'étant accessible qu'aux ouvriers qui sont en train de la rénover, c'est au Zénith que l'opérette la plus emblématique du chic viennois est invitée à reprendre vie. Sonorisation et cadre de scène ont été revus afin que l'astucieux dispositif de Bruno de Lavenère puisse déployer ses sortilèges dans un lieu dont le gigantisme est habituellement voué à la musique amplifiée. Le scénographe, auteur du cadre idéal de l'Akhnaten niçois de 2020 (ré-amorti avec bonheur par le Lancelot de 2022 à Saint-Étienne), pare celui de Fledermaus d'un luxe esthétique qui donne ses lettres de noblesse à une œuvre par trop souvent livrée à la dissection gastronomique des concerts du Nouvel An.
A l'intérieur d'un cadre de scène qui fait déjà la fête (une double rangée d'ampoules dérobée à l'interlope des cabarets), l'Acte I se déroule entièrement à l'intérieur confiné de portraits de famille accrochés au mur d'une demeure cossue. Tous les personnages de l'intrigue y sont conviés par une conteuse virtuose (Anne Girouard épatante) qui, non contente de les y faire apparaître et disparaître, les double vocalement au moment des dialogues parlés en français : un procédé qui n'en n'a pas que le nom, vu que l'intrigue, passablement compliquée des autrichiens Haffner et Genée subtilisée aux Français Meilhac et Halévy, y apparaît pour une fois d'emblée lisible. Le mur fendu en deux par l'Acte II devient ceux de la demeure d'Orlofski, meublée d'un seul élément : un grand escalier. L'escalier s'inverse au III quand il s'agit de plonger dans les tréfonds d'une prison sur plusieurs niveaux dont les barreaux sont des néons de lumière. Une prison qui abrite même en son cœur une boîte à transformations bien commode au moment du tomber des masques. Les costumes, également dus à de Lavenère (superbes capes « chauvesouriesques » réversibles), comme le nuancier choisi (noir, or et rouge), et les lumières très travaillées, participent eux aussi de l'ambition esthétique, également assumée par le moelleux d'un sublime rideau d'or coulissant sans bruit avec grâce et sensualité.
Dans l'écrin de cette boîte ressuscitant le chic viennois, le sens narratif de Jean Lacornerie ne connaît pas un instant d'essoufflement, le tortueux scénario (la vengeance d'un ami blessé par un ami), même gentiment taclé une fois narré, est respecté à la lettre. Les problématiques du livret (éludées par Barrie Kosky dans sa récente réalisation munichoise) y sont abordées sans lourdeur : petits rats de l'opéra qui font saliver les notables, identités de genre autour du personnage « chacun à son goût » d'Orlofski (pain bénit sur le sujet), quelques « danseureuses » infiltrées dans les pavlovas des tutus…
En fosse, c'est la fête avec un orchestre plus étoffé qu'à Rennes, et un Léo Warynski que l'on n'a pas coutume d'entendre dans ce répertoire : l'affaire, invitant plus d'une fois l'Orchestre de l'Opéra de Toulon à de langoureux rubatos, est rondement menée, appuyant çà et là quelques effets irrésistibles (la superbe ponctuation de la harpe au III au cœur du grand air d'Adèle). La distribution, délestée, comme on l'a vu, des dialogues parlés, se concentre à loisir, en plus de la gestique, sur les numéros musicaux, conservés en allemand. Y triomphe de bout en bout l'Adèle de Claire de Sévigné, soprano virtuose et légère, même dans dans le piqué des aigus de Mein Herr Marquis. Très joueur, notamment au moment de faire défiler de sa cellule les tubes de ses confrères ténors, l'Alfred bien dégrossi de Valentin Thill est des plus réjouissants. La Rosalinde d'Eleonore Marguerre est au diapason des festivités et mène Klänge der Heimat à bon port. L'Ida volubile de Veronika Seghers complète de sa voix ingénue un aréopage féminin finement différencié. Presque serviles, l'Eisenstein de Stephan Genz et le Falke de Thomas Tatzl, autour desquels tourne toute l'intrigue, semblent peu bravaches, comme une manière de ne pas plomber le « rêve inspiré » (selon le bon mot de Dumas Père) écrit en 1870 en 43 jours (et, dit-on, 43 nuits) par un Johan Strauss survolté (rapporte Lacornerie) par son sujet. Le Frank d'Horst Lamnek leur emboîte le pas de l'efficacité. François Piolino croque son Blind du savoureux second degré dont on le sait coutumier. Insaisissable comme son Orlofski, que l'Histoire de l'œuvre confia indifféremment à Regina Resnik et à Ivan Rebroff, Tamara Gura oscille entre le grave et l'aigu, le médium restant curieusement difficile à identifier. Le Chœur maison ne se fait pas prier en terme de metteur d'ambiance.
Plus encore que tous ces valeureux artistes, c'est le Frosch de génie d'Anne Girouard qui risque d'emporter le point dans le souvenir. Frosch est cet obscur geôlier sur lequel le troisième Acte braque soudain tous les projecteurs. Coutume est bien ancrée d'arrêter le temps à cet instant qui devient, selon son interprète, un pur moment de théâtre. Moment qui souvent divise. Dans sa Chauve-souris à Teresienstadt, Célie Pauthe avait longuement donné la parole à un Frosch déporté qui en avait gros sur le cœur. Anne Girouard, plus manipulatrice que Falke (elle essaie même de remplacer Léo Warynski !), tire une dernière fois les fils d'une intrigue qu'en porte-parole du metteur en scène, elle gratifie au passage d'un tacle aussi hilarant qu'opportun (« Vous avez compris quelque chose, vous ? ») : elle fait voter le public à main levé pour savoir si la fin de ce spectacle peuplé de marionnettes doit être heureuse ou non (« Je n'aimerais pas être à votre place », déclare-t'elle à l'adresse du seul spectateur qu'une fin malheureuse aurait comblé). C'est donc sur la bonne humeur d'un O Fledermaus O Fledermaus final à la rampe, arrosé de fusées de banquet, que se clôt cette Chauve-souris de chic viennois et de classe française.
Crédits photographiques © Patrick Di Domenico
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Toulon. Zénith. 29-XII-2023. Johann Strauss II (1825-1899) : La Chauve-Souris, opérette viennoise en 3 actes sur un livret de Richard Genée et Carl Haffner d’après Réveillon de Henri Meilhac et Ludovic Halévy. Mise en scène : Jean Lacornerie. Scénographie & costumes : Bruno de Lavenère. Lumières : Kevin Briard. Avec : Stephan Genz, baryton (Gabriel von Eisenstein) ; Eleonore Marguerre, soprano (Rosalinde) ; Claire de Sévigné, soprano (Adèle) ; Veronika Seghers, soprano (Ida) ; Valentin Thill, ténor (Alfred) ; Thomas Tatzl, baryton (Falk) ; François Piolino, ténor (Blind) ; Horst Lamnek, baryton-basse (Franck) ; Tamara Gura, mezzo-soprano (Orlofsky) ; Anne Girouard, Narratrice et Frosch. Chœur (Chef de choeur : Christophe Bernollin) et Orchestre de l’Opéra de Toulon, direction : Léo Warynski