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Cyrille Dubois et Anne Le Bozec dans un Winterreise de grande qualité

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Franz Schubert (1797-1828) : Winterreise D. 911 (Le voyage d’hiver), cycle de 24 lieder sur des poèmes de Wilhelm Müller. Cyrille Dubois, ténor ; Anne Le Bozec, piano (Bechstein de 1905). 1 CD NoMadMusic. Enregistré en 2021 à La Grange de Mels, Argences-en-Aubrac, France. Notice de présentation en français et anglais. Textes des poèmes non donnés. Durée : 76:15

 

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Pour un premier disque au service de Schubert, fait fort : tout de suite Le Voyage d'hiver ! En tandem avec , les deux Français nous emmènent très haut, dans ce qui serait presque une version de référence.

Le Winterreise, c'est un peu le mont Everest pour les chanteurs de Lieder. Alors, quand on n'a pas 40 ans, qu'on n'a jamais enregistré d'autre Schubert et qu'on est Français de surcroit, il faut une certaine audace pour se lancer dans une ascension pareille. En même temps, il y a des occasions dans la vie à ne pas manquer, et fait bien de nous expliquer dans la notice du CD que c'est dans le contexte du confinement de 2021, en pleine glaciation culturelle, qu'est née l'évidence que ce projet – rêvé depuis un certain temps – était mûr. Une grange, un bon piano (un excellent Bechstein de 1905), une bonne preneuse de son (ndlr : Hannelore Guittet), et c'est parti pour une gravure qui fera date.

nous a déjà fait chavirer avec ses Liszt, ses Boulanger, ses Britten (avec ) et encore récemment avec une intégrale des mélodies de Fauré tout à fait exceptionnelle, voire historique. Mais Schubert… et ce Schubert-là, c'était un sacré défi. Par quoi commencer pour tresser notre couronne de laurier ? Par le style, admirable de bout en bout, et qui s'appuie sur un respect absolu de la partition. Pas le moindre rajout, pas la moindre fantaisie. Bien sûr, les deux artistes savent jouer de rubatos subtils, d'inflexions, de couleurs, mais tout est légitime et reste dans le principe du Sola scriptura. Ensuite, il faut louer l'allemand merveilleux de Cyrille Dubois, digne d'un natif d'outre-Rhin, parfaitement prononcé et projeté, très au-dessus de celui d'un Gérard Souzay (qui tutoyait Fischer-Dieskau…). Enfin, il faut s'émerveiller devant l'extraordinaire capacité des deux interprètes à créer des tableaux miraculeux de vie, de lumière et d'obscurité, d'espoir et de désespoir… On connait les talents de coloriste de Cyrille Dubois, et l'intensité du jeu d'. Ensemble, ils portent chacun des 24 Lieder à un degré d'intensité exceptionnel. Dès le premier Gute Nacht, on est frappé par l'ambiguïté de cette apparente résignation, en fait sous-tendue par une intranquillité fébrile. Dans Erstarrung, le piano tremble de désir et de souffrance, pendant que le héros se cogne dans ses propres pensées. Les rêves de Lindenbaum et de Frühlingstraum sont merveilleux d'évocation, portés par des legato de rêve, de la voix comme du piano. Le tempo est souvent un peu lent, mais cela convient très bien aux rêveries ou aux introspections, et n'empêche pas les accès de fièvre, ni les brûlures, ni la morsure du serpent dans Rast. Le personnage principal est un homme jeune (ce qui est parfaitement conforme au texte des poèmes), désespéré par davantage qu'une peine de cœur, et en même temps fasciné par les reflets réciproques de ses états d'âme et de la nature glacée qui l'entoure.

On arrive alors à la formulation d'une légère réserve : ces différents états intérieurs, aussi beaux soient-ils, ne font pas une progression, encore moins une aventure. Notre personnage n'évolue pas. Il est le même du 1er au 24e Lied, sous la girouette de Wetterfahne comme devant le poteau indicateur de Wegweiser. Ce Voyage d'hiver a ceci d'étonnant, qu'il décrit un hiver terrible, glacé, lumineux ou tempétueux, un hiver de l'âme comme de la nature, mais le voyage n'a pas lieu, ou alors, il se réalise en sur-place. Le cycle présenté ici n'est pas une quête, mais une succession d'éclairages différents sur une souffrance ontologique. Le Leiermann final apparait non pas comme un sas vers un au-delà mystérieux, mais comme un cul-de-sac méditatif au-delà duquel plus rien n'est possible. Cette optique d'un enfermement intérieur ou d'une itinérance circulaire est loin d'être illogique, mais il faut accepter de donner un autre sens au mot « cycle ». Faudra-t-il recommencer dans dix ans, pour raconter une vraie histoire de vie et atteindre le sommet de la discographie (car effectivement, nous n'en sommes pas loin…) ? Ou le recommencer en public ? En tout cas, nous avons là, pour l'instant, une version de très haute volée, pleine d'authentiques merveilles, cohérente et très recommandable.

On note, mais sans s'en alarmer, l'absence de Der greise Kopf en position 14 dans le descriptif du livret. L'erreur n'est qu'éditoriale : le Lied est là, bien placé, et le cycle est complet.

Modifié le 24/01/2024 à 9h57

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Franz Schubert (1797-1828) : Winterreise D. 911 (Le voyage d’hiver), cycle de 24 lieder sur des poèmes de Wilhelm Müller. Cyrille Dubois, ténor ; Anne Le Bozec, piano (Bechstein de 1905). 1 CD NoMadMusic. Enregistré en 2021 à La Grange de Mels, Argences-en-Aubrac, France. Notice de présentation en français et anglais. Textes des poèmes non donnés. Durée : 76:15

 
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