Le nom de Bernard Herrmann est associé à celui d'Alfred Hitchcock. Tous deux ont formé une équipe aussi complémentaire que celles de Sergio Leone avec Ennio Morricone et Federico Fellini avec Nino Rota. Pour autant, la carrière et le catalogue du compositeur américain ne se résument pas à cette seule collaboration.
Compositeur, pianiste et improvisateur lui-même, fasciné par la musique à l'image, Karol Beffa ne pouvait pas ne pas se passionner pour l'œuvre et la personnalité de Bernard Herrmann (1911-1975). En moins de deux-cents pages, il dresse habilement le portrait d'un génie musical qui refusa d'appartenir à une esthétique déterminée et de s'enfermer dans une voie étroite de la création. Un état d'esprit que Beffa lui-même n'a cessé de revendiquer dans son propre pays. Ce ne serait pas la première biographie à recéler quelques éléments autobiographiques…
Les États-Unis de la première moitié du XXe siècle cherchent leur “âme musicale”. Celle-ci se forge grâce à un prodigieux brassage culturel, au contact des répertoires du postromantisme européen et des expérimentateurs de nouvelles techniques : à “nouveau monde”, nouvelle musique ! De fait, Herrmann admire tout autant Henry Cowell et Charles Ives qu'il est fasciné par le raffinement et la virtuosité de la musique française portée par Debussy et Ravel. À ces influences s'ajoutent les apports déterminants des artistes d'Europe centrale arrivés en nombre avec la montée des dictatures, sans oublier l'importance sous-estimée (du moins en France) des symphonistes britanniques, de Vaughan Williams à Delius. Le jeune Herrmann – juif ukrainien d'origine – ajoute à ces repères, ceux du jazz symphonique d'un Gershwin et la recréation d'un folklore national grâce à Copland. Ce foisonnement des esthétiques nourrit un musicien en grande partie autodidacte.
Tout aussi essentiel est le rapport qu'entretient Herrmann avec la littérature et, plus particulièrement, avec les auteurs qui structurent son imaginaire narratif. Ils feront de lui un maître des atmosphères. L'auteur décrit le tempérament d'une personnalité déterminée qui s'affranchit rapidement d'un milieu familial guère propice à la révélation d'une ambition. Bernard Herrmann, qui a dévoré le Traité d'orchestration de Berlioz à l'âge de onze ans, ambitionne de devenir chef d'orchestre. Il possède une foi toute américaine, positive, celle d'une nation en perpétuelle métamorphose. La puissance des institutions musicales dont il est rappelé le foisonnement, stimule toute une génération. Dans l'Amérique des années de la Grande Dépression, l'émulation des artistes new-yorkais est une source de créativité prodigieuse. La radio puis le cinéma passionnent le jeune musicien. Arranger, enregistrer, assurer des répétitions et des productions quasi-quotidiennes forge un solide métier, au point que le compositeur n'a plus guère le temps de composer pour lui-même. Les œuvres finement analysées témoignent d'une maturation du langage dans les années 30, au moment où Herrmann s'installe à Hollywood.
L'auteur passe en revue les grands films qui révèlent un style unique, les révélations cinématographiques de Citizen Kane d'Orson Welles et de Tous les biens de la terre de William Dieterle, film avec lequel Herrmann obtient un Oscar. À chaque nouvelle production, l'écriture s'affine comme dans le chef-d'œuvre L'Aventure de Madame Muir de Joseph Mankiewicz. Le caractère pour le moins difficile de Herrmann le conduit à plusieurs ruptures d'autant plus violentes que la maîtrise des films est assurée à Hollywood par les producteurs et non les réalisateurs. Ainsi, le montage de La Splendeur des Amberson de Welles provoque le départ du compositeur. En tant que chef d'orchestre, Herrmann n'est pas un adepte, non plus, du compromis : Eugène Ormandy à Philadelphie et Erich Leinsdorf se lassent et lui ferment les portes de leurs orchestres. Hors musiques de film, le compositeur est tout autant à la peine, ses tentatives de faire représenter l'un de ses opéras échouent car son style paraît aux antipodes des esthétiques de l'époque. À ces blocages s'ajoute la crise du maccarthysme en pleine Guerre froide. Herrmann refuse de soutenir ses amis attaqués, qui ne le lui pardonneront pas.
Les films évoqués semblent tous – films d'aventure et chefs-d'œuvre y compris – comme des travaux préparatoires à la collaboration pour huit films avec Alfred Hitchcock. Ils se rencontrent en 1955. L'auteur décrit les qualités complémentaires des deux artistes : exigence, autoritarisme, puissance de travail et ambition. Herrmann possède une telle culture musicale et littéraire qu'il entre en symbiose avec l'œuvre d'Hitchcock même lorsqu'il fait exactement l'inverse de ce que lui demande le réalisateur ! Ce dernier est pourtant convaincu du résultat final. La rupture entre les deux hommes est consommée lors d'un dernier long métrage, Le Rideau déchiré.
Dans les années suivantes, Herrmann connaît une relative traversée du désert. Son écriture (et son caractère) sont incompatibles avec l'évolution d'un marché du cinéma, qui tend à utiliser la moindre chanson à succès d'un film pour vendre des produits dérivés des plus rentables. Herrmann compose un nombre important d'autres musiques, mais pour des réalisateurs de moindre renom, se fâchant systématiquement avec ces derniers. C'est François Truffaut qui lui offre une nouvelle chance, en 1965, avec Fahrenheit 451 puis La Mariée était en noir. Dans les années 70, Herrmann s'installe à Londres. Il connaît à nouveau la consécration grâce à une nouvelle génération de réalisateurs. Brian de Palma l'engage pour Sœurs de sang puis Obsession et Martin Scorsese offre au compositeur, très malade, la musique de son film Taxi Driver. Pour la première fois, Herrmann utilise des éléments du jazz.
L'Angleterre fut la dernière patrie musicale du compositeur. Il put à nouveau diriger des orchestres dans sa propre musique ainsi que des œuvres d'autres compositeurs “classiques”. Au soir de sa vie, il accomplissait, enfin, son rêve de jeunesse.
Dans un style alerte, Karol Beffa dresse le portrait d'un musicien au tempérament de feu, pleinement engagé dans un Septième Art conquérant.
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Bernard Herrmann par Karol Beffa. Editions Actes Sud. 178 p. 20 euros. Janvier 2024
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