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Les ballets d'Angelin Preljocaj figurent au répertoire des plus grandes compagnies, et les trente danseurs du Ballet Preljocaj participent à la vitalité de ce répertoire d'une soixantaine de pièces. Après le Théâtre des Champs-Elysées et Aix-en-Provence, son port d'attache, c'est à l'Opéra royal de Versailles que l'on pourra voir ou revoir Blanche-Neige ou ses plus récentes créations. Notre interview exclusive.
ResMusica : Quel est votre vision du répertoire et dans quelle mesure estimez-vous important de reprendre, régulièrement ou non, des pièces plus anciennes ? Quel intérêt y trouvez-vous ?
Angelin Preljocaj : J'y accorde une importance assez forte. L'idée que le répertoire soit seulement laissé au classique est quelque chose contre lequel je lutte, car une œuvre était contemporaine à sa création. Dès ma deuxième ou troisième pièce, dans les années 80, j'ai tout de suite fait noter mes pièces dans l'idée qu'elles pouvaient être reprises, et que la notation m'y aiderait. Une pièce qui n'est pas dansée est une pièce qui meurt. Reprendre une œuvre d'il y a 20 ou 30 ans lui redonne vie. Quand elles sont reprises, ce sont des phénix qui renaissent.
Je trouve que les œuvres s'épaississent au fil des interprétations. A chaque nouvelle reprise, c'est grâce aux interprètes qui enrichissent l'œuvre que l'on sort de l'univocité, que l'on y ajoute une couche différente. Dans le cas d'œuvres musicales ou chorégraphiques qui ont 200 ou 300 ans, cette couche est très épaisse et cela se sent !
C'est à chaque fois pour moi un bonheur et un plaisir incroyable de voir comment des jeunes interprètes reprennent une pièce créée alors qu'ils n'étaient même pas nés, et la façon dont ces jeunes corps réactivent l'essence des ballets. L'époque et le monde imprime les corps, chaque molécule de son corps garde une trace indicible de l'époque. Néanmoins, je ne change rien aux mouvements. Comme la chorégraphie est transmise par la notation, on ne rentre pas dans l'apprentissage des pas par le mimétisme, contrairement à la transmission par la vidéo. Dans la vidéo, on ne sait jamais ce qui relève de l'œuvre ou de son interprétation.
RM : Votre pièce Le Parc, créée pour l'Opéra de Paris en 1994, est entrée en novembre au répertoire du Ballet de Munich (Bayerisches Staatsballett), à l'initiative de son directeur Laurent Hilaire, créateur de l'un des rôles principaux. Est-ce une entrée au répertoire importante pour vous ?
AP : C'était une double chance, à la fois de retrouver une compagnie que j'avais fréquentée il y a une vingtaine d'années, une belle institution, et de retrouver Laurent Hilaire, ce qui était formidable. Il a en lui toute cette expérience. C'est fou la manière dont il a réactivé cette compagnie, lui a donné un souffle qui m'a vraiment touché. La première du Parc à Munich était somptueuse, avec un accueil incroyable des danseurs et du public. C'était émouvant de se retrouver trente ans après la création, avec Laurent Hilaire, Thierry Leproust et Noémie Perlov. Au Théâtre Mariinsky, à Saint-Pétersbourg, c'était magnifique aussi avec ces danseurs russes incroyables, qui nous touchent au cœur. La pièce est également au répertoire du ballet de Berlin (Staatsballett Berlin), de la Scala à Milan et du Ballet de l'Opéra de Rome.
RM : De la même manière, vous avez choisi d'associer pour le programme proposé à Montpellier Danse puis en tournée notamment au Théâtre des Champs-Elysées, Annonciation, un duo créé en 1995 et Noces, l'une des créations qui vous a fait connaître en 1989, en les associant à une création, Torpeur. Quel est le lien entre ces trois pièces ?
AP : A l'origine du projet, il y a une discussion avec Jean-Paul Montanari, directeur de Montpellier Danse, sur cette question du répertoire de la danse contemporaine, notamment de la nouvelle danse française des années 80, avec des pièces qui ont été très marquantes. Du coup, il a décidé d'orienter son festival à moitié vers le répertoire de la danse contemporaine française et l'autre moitié, vers la création. Il m'a demandé de faire une petite création pour l'ouverture du festival au Chorum. Je ne peux rien lui refuser ! C'est lui qui m'avait commandé une pièce en urgence, qui est devenue Empty Moves, dont il a accompagné les trois parties pendant les dix ans de sa construction. Du fait de cette complicité et de ma fidélité à Jean-Paul, je suis toujours attentif à ses demandes.
Quand nous sommes partis sur ce nouveau projet, je me suis tout de suite posé la question de la dramaturgie de la soirée, plutôt que d'aligner des pièces les unes à côté des autres. S'il n'y a pas un rapport thématique, il faut qu'il y ait au moins un fil rythmique, ou un contrepoint. L'idée de Torpeur m'est venue très vite, pour montrer les états de corps liés à cette sensation particulière qu'est la torpeur et me forcer à aller à l'essentiel des choses. C'était une manière de préparer le public au déferlement qui allait suivre avec Noces.
« C'est à chaque fois pour moi un bonheur et un plaisir incroyable de voir comment des jeunes interprètes reprennent une pièce créée alors qu'ils n'étaient même pas nés. »
RM : Noces est une chorégraphie qui a fait date dans votre parcours, à la fois par l'actualité et la force de son sujet et par le choix de la musique de Stravinsky, interprétée à l'époque par Les percussions de Strasbourg et chanté en russe. Trente-cinq ans après, les traditions que vous décrivez sont toujours ancrées et la violence conjugale est une réalité. Que vous inspire cette permanence de la violence ?
AP : Elle reste actuelle. Je revendique cette pièce avant tout pour sa construction et par son écriture. La thématique est liée à mon histoire personnelle, et mon état d'enfant de réfugiés politiques albanais, ancrés dans une tradition patriarcale. C'est notamment le choc que j'ai ressenti lors du mariage de deux de mes sœurs, qui était à la fois terrifiant et fascinant, que j'ai voulu démontrer. A l'époque, c'était intime et personnel. Puis cela a pris une autre tournure.
Tout d'un coup, en regardant la pièce, les images qui nous viennent sont les travers du patriarcat avec ce qu'il entraine dans son sillage : les violences conjugales, la mariée utilisée comme monnaie d'échange. Cela a toujours existé : on mariait un jeune homme et une jeune fille pour réunir deux terres cultivables, pour apaiser la guerre entre des royaumes, pour créer des empires industriels. Le fait que les danseurs se lancent les poupées d'un bras à l'autre, de main en main, comme l'objet d'un arrangement, fait que la femme est la première victime de ce rapt, de ce marchandage.
J'ai eu un plaisir fou à travailler sur la musique de Stravinsky, dont je possédais une partition de poche, qui me suivait partout avec moi. La chorégraphie de Noces a été élaborée comme un contrepoint à cette cathédrale de notes qui malgré tout sonne comme un chaos, très foisonnant, quelque chose qui grouille, qui éclate. C'est une œuvre qui n'est pas très connue et qui est beaucoup plus radicale que Le Sacre du printemps. Il était important de choisir la version avec les chants en russe, car Roland Hayrabedian, directeur des Percussions de Strasbourg à l'époque, me disait que Stravinsky utilisait les structures des mots pour répercuter musicalement les choses. Je crois que dans le texte, le père de la mariée dit « Va !» qui se dit « Ra » en russe, et sur lequel Stravinsky met des roulements de caisse claire. Le chant est totalement accordé rythmiquement par rapport aux timbres, aux textures de la musique.
« Créer est vraiment pour moi une façon d'exister. Je ne me vois pas sans être « enceint » d'une œuvre future. »
RM : Blanche-Neige est également repris en cette fin d'année, notamment au Grand Théâtre de Provence, à Aix, puis à l'Opéra royal de Versailles. Pourquoi ce ballet rencontre-t-il toujours autant de succès ?
AP : Je ne sais pas. Nous l'avons tourné énormément et à mon avis, il faut arrêter pour faire la place à d'autres projets, mais à chaque fois on nous le redemande. A nouveau, c'est une distribution entièrement nouvelle qui le danse pour cette reprise. Ce soir (ndlr : interview réalisée le 15 décembre 2023), c'est la troisième représentation à Aix-en-Provence et c'est époustouflant de voir comment ces jeunes prennent en main tous les paramètres symboliques et psychologiques de ce conte. C'est fantastique, je suis très heureux de cette reprise.
Cependant, je ronge mon frein, car je suis toujours dans un appétit de création. L'an dernier, j'ai terminé Mythologies et j'ai créé Torpeur. Créer est vraiment pour moi une façon d'exister. Je ne me vois pas sans être « enceint » d'une œuvre future.
RM : Précisément, le Ballet Preljocaj annonce pour mai 2024 une nouvelle création, intitulée Requiem(s), qui sera présentée au Grand Théâtre de Provence puis à la Grande Halle de La Villette, à Paris. Dans quel contexte s'inscrit cette future création ? Que souhaitez-vous dire à travers cette pièce ?
AP : La notion de Requiem a produit musicalement de tels chefs d'œuvre que c'est très tentant pour un chorégraphe de prendre ce thème à bras le corps. Je n'avais pas envie de choisir un seul Requiem, car il y a tellement, avec des textures tellement belles. Il n'y aura pas que des requiems d'ailleurs. C'est comme composer la soirée avec les trois ballets (ndlr : Annonciation/Torpeur/Noces), il faut trouver l'harmonie entre les différents mouvements. On peut trouver une concordance de timbre et de tonalité, trouver une clé de répartition pour distribuer ces moments sublimes que sont certaines œuvres. Mais si on ne les met pas dans le bon ordre, elles peuvent se tuer l'une l'autre. Je travaille donc à une composition globale à l'intérieur de laquelle il y aura des compositions, avec l'aide de 79D pour certaines transitions.
Ce ballet d'une soirée, qui réunira entre 15 et 20 danseurs, porte sur le thème de la perte, de la mort, mais aussi de la vie et de la joie d'être là. Comment d'une douleur, d'une cicatrice qui ne se referme pas, on va se relever pour porter le souvenir de ceux qui sont partis.
RM : Pour conclure, comment trouvez-vous cet équilibre entre transmission du répertoire et travail de création ? Comment y associez-vous vos collaborateurs et les danseurs du Ballet Preljocaj ?
AP : Quand on a une compagnie de 30 danseurs, il faut veiller à ne laisser personne au bord de la route. Chaque création génère des moments plus privilégiés avec certains danseurs. Ils sont tous à la même enseigne. Parfois, quand il se produit une rencontre de ces danseurs avec le thème, ils deviennent plus conducteurs dans le déroulé du spectacle. C'est à moi ensuite de veiller à mettre en valeur dans une autre pièce ceux qui sont moins mis en avant. C'est comme un chef d'orchestre qui doit trouver chaque fois des œuvres différentes pour faire jouer tous les pupitres alternativement. C'est ce que j'essaie de faire avec mes danseurs, composer la saison pour que chacun puisse s'épanouir dans sa singularité et trouver des espaces pour qu'ils puissent se déployer. Par exemple, pour Le Lac des cygnes, créé en 2020, tous les pas de deux ont été appris par tous les danseurs, et il s'est avéré que trois couples ont commencé à sortir du lot. J'essaie de le faire de façon organique, naturelle. Il n'y a pas de place réservée et toutes les places sont à prendre.
RM : Comment gérez-vous les multiples distribution et l'organisation des tournées ?
AP : C'est compliqué, c'est comme un Tetris. Nous avons trois personnes qui travaillent à la production et ils s'arrachent les cheveux. C'est aussi le signe d'une vitalité de la compagnie, avec le Ballet Junior et le GUID. Le Pavillon Noir (ndlr : siège et lieu de travail du Ballet Preljocaj) est une folie, une véritable ruche !