Stravinsky et Sciarrino, deux traits d’union avec le passé

Monumentum pro Gesualdo da Venosa ad CD annum et L'Oiseau de feu de Stravinsky encadrant Love & Fury de Sciarrino, joué ce soir pour la première fois : trois œuvres, deux compositeurs et un rapport très fort aux maîtres anciens ; telle est l'équation d'un programme très bien pensé. Avec, en vedette, la soprano Barbara Hannigan.

Il est très intéressant d'écouter dans le même concert deux œuvres du premier et du dernier Stravinsky, le Russe fastueux et l'Américain ascète. Celui-ci écrivit un Monumentum pro Gesualdo da Venosa ad CD annum (1960) en vue de la célébration du 400^e anniversaire du compositeur italien, arrangement pour orchestre de chambre de trois madrigaux, qui donne la part belle aux soufflants, en particulier les cuivres, auxquels répondent les cordes en phrases étirées. Élégance d'une écriture en mosaïque découpée par familles d'instruments et climat plutôt serein caractérisent cet ouvrage baignant dans une harmonie Renaissance. Mais même si, en raison même de son ancrage historique, la pièce n'a pas le caractère fiévreux des opus de la période russe du compositeur, le Philar, trop peu préparé ou encore froid, en livre une version assez poussive, scolaire, désincarnée, comme s'il restait étranger au propos. On aurait aimé un peu plus de corps, de chaleur et de liant entre les passages d'un thème ou d'un groupe à l'autre.

Pourtant, le chef Pablo Heras-Casado, lui, est présent à 100% dès le début de la représentation, comme il le montre encore avec Love & Fury/Songbook from Stradella (2022-2023) de Salvatore Sciarrino, une série de neuf chants d'après deux opus d'Alessandro Stradella, un opéra et un oratorio. Donc deux librettistes et les extraits de deux livrets cités en alternance. D'où un certain balancement entre deux tonalités, l'une très personnelle et déchirante (« Pensées qui affligez/mon cœur triste/partez, rejoignez/mon idole »), l'autre plus altière et plus impersonnelle (« Sourdes déesses, qui, des mortels/Tissez à toute heure le fil doré de la vie/Suspendez vos sombres ciseaux fatals… »), même s'il s'agit toujours de l'humaine condition. Fidèle à sa réputation de chanteuse totalement investie dans son art, Barbara Hannigan joue sur les deux tableaux, habillant toutes les inflexions de son superbe timbre rond légèrement voilé, et, partant, faisant sienne cette phrase de la pièce : « Que je cache mon feu est chose impossible. » C'est la soprano qui porte à bout de voix une pièce un peu longue où ne se retrouve pas complètement  le (très) grand Sciarrino. Le Maître vient sur scène saluer la chanteuse, le chef et l'orchestre.

Après l'entracte, la scène se remplit d'une phalange beaucoup plus fournie. Devant elle se tient Pablo Heras-Casado, toujours sans baguette, qui maintient un long silence avant de donner le signal du départ au cordes graves, imposant également au public une concentration maximale. Totalement impliqués, les musiciens vont tout donner à ce chef-d'œuvre qu'est l'Oiseau de feu (version 1910). C'est l'exigence première de ce virevoltant « ballet en deux tableaux d'après un conte de fées russe », où s'affirment la maîtrise orchestrale et le style d'un jeune compositeur de 27 ans. On est enveloppés par le caractère pittoresque de l'œuvre et roulés d'un bout à l'autre par son énergie rythmique, les changements perpétuels d'atmosphères et un phrasé viril sans gras aucun. Un grand bonheur qui fait place aux applaudissements très nourris du public.

Crédits photographiques : © Christophe Abramowitz