La petite musique du grand Pierre Henry

Quatre ans après la création au Musée de la musique d'un espace lui étant dédié et deux ans après la publication du catalogue de ses œuvres, Maison ONA ravive l'actualité de Pierre Henry en éditant dans son intégralité le texte original du Journal de mes sons (avec, pour la première fois, sa traduction en anglais) et en donnant accès à sa version radiophonique de 1983, avec la voix de Florence Delay. Une belle pierre dans le jardin de cet Orphée des temps modernes.

Imprimé dans un format à l'italienne et sur beau papier, le tout sous couverture noir mat à la typo blanche ou grise très graphique, avec, quand on le retourne, sa version anglaise – Diary of my sounds –, ce Journal de mes sons se présente comme un livre-objet très complet. Il se lit sur trois colonnes par page : un conducteur d'écoute (la liste des extraits musicaux entendus), le minutage (musique/texte) et le journal lui-même, imprimé en deux coloris : en bleu la lecture de Florence Delay entrecoupée de musique, en noir les passages absents de la version musicale. Cette dernière est accessible grâce au code d'activation du lien audio donné sur le colophon. Le texte principal est additionné des sections : « séquences » (les titres des différents articles du Journal), « Biographie », « Historique » (du Journal), « Notes de l'éditeur », « Œuvres citées » et « Œuvres entendues ». Trois personnes au moins ont joint leurs talents pour réaliser ce projet : Maxime Barthélemy, co-directeur de Maison Ona et éditeur du présent ouvrage ; Isabelle Warnier, partenaire artistique, veuve et tutrice du legs musical du compositeur ; ainsi que Bernadette Mangin, assistante musicale de Pierre Henry.

Cette biographie musicale (le sous-titre) écrite à la première personne et faisant alterner souvenirs et réflexions, il vaut mieux l'ouïr plutôt que la lire, grâce au téléchargement du fichier, ou bien suivre Florence Delay en lisant. À l'origine, en effet, ce qui deviendra le Journal de mes sons est une série d'entretiens réalisés en 1977 et 1978 avec Anne Rey, dédicataire du livre. Le musicien a mis ces échanges en forme après coup, en 1979. D'où leur caractère essentiellement oral, et, partant, plutôt savoureux, ainsi cette conclusion de propos : « Les notes, c'est bon pour les compositeurs. ». Les 42 séquences sont assez courtes, exprimées dans un style aphoristique affirmatif et le plus souvent à l'imparfait ou au présent de l'indicatif. Leur présentation avec sauts de lignes en fait comme les poèmes indépendants d'un recueil. Exemple :

« Tout dépend de l'oreille.

Il suffit de tendre l'oreille.

L'ennuyeux, c'est que, de nos jours, on entend mal.

Qui, aujourd'hui, fait de beaux sons, beaux comme un arbre est beau ?

La musique sur synthétiseurs me donne des boutons.

De la même façon, que je suis allergique aux moquettes

synthétiques.

De même, je n'aime pas les timbales modernes avec leurs peaux en

plastique toutes transparentes.

Autrefois, il n'y avait qu'à effleurer la peau pour que la musique

naisse.

Et cette peau avait une odeur :

les odeurs, c'est important en musique.

Le goût aussi. »

Présence totale au monde, tout le corps participant. Et l'on se laisse porter par l'intonation ferme et tour à tour recto tono ou enjouée de Florence Delay (toute une époque !), dont la diction, qui prend son temps, s'arrête sur les mots importants et marque bien les innombrables rejets et enjambements. La lecture donne vie au texte. Ce journal sans dates mais contenant quelques repères temporels nous fait suivre une carrière bien entamée déjà, puisque, après quelques propos liminaires, il remonte aux impressions initiales et déterminantes – « Mes premiers souvenirs de musique au sens large sont l'orage, le vent et le train. » – pour prendre fin en 1977 sur les commentaires autour de Dieu. Une belle traversée que nous fait faire celui qui a « horreur du presse-bouton » et travaille toujours en artisan.

Quant aux extraits musicaux choisis, ils dépassent et de loin l'année de clôture du Journal – 1979 –, puisqu'on entend Intérieur/Extérieur (1996) et Phrases de quatuor (2000). Un système de collage a présidé à leur présentation ici, ce qui produit un joyeux mélange d'extraits qui se télescopent dans leur recomposition. Tout un univers sonore qui nous enveloppe.

Ce Journal : une « dramaturgie de sons » indispensable pour les amoureux de la musique concrète !