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Stuttgart. Opernhaus. 20-X-2023. Georges Bizet (1838-1875) : Carmen, opéra en quatre actes d’après Prosper Mérimée. Mise en scène : Sebastian Nübling ; décors et costumes : Muriel Gerstner. Avec : Aleksander Myrling (Zuniga), Jacobo Ochoa (Morales), Atalla Ayan (José), Adam Palka (Escamillo), Heinz Göhrig (Dancaïre), Alberto Robert (Remendado), Alma Ruoqi Sun (Frasquita), Alexandra Urquiola (Mercedes), Stine Marie Fischer (Carmen), Catriona Smith (Micaëla). Chœur de l’Opéra de Stuttgart ; Staatsorchester Stuttgart ; direction : Christopher Schumann
Stine Marie Fischer domine avec élégance une soirée où la diction française est le seul grand point faible.
Carmen, c'est sûr, est à l'affiche plus souvent que de raison, et si le présent critique l'avait évitée depuis quelque chose comme une décennie, ce n'est pas par dédain pour une partition qui, pour être populaire, n'en est pas moins un singulier chef-d'œuvre. Mais voilà, cette popularité a un revers : quand il s'agit de remplir les caisses, les maisons d'opéra ne sont pas toujours très regardantes avec l'exigence musicale, et il n'y a rien de pire qu'une Carmen avec un orchestre en pilotage automatique et des chanteurs jouant à la bête de scène – sans parler de l'usage déplorable des médiocres récitatifs de Guiraud, encore employés récemment par l'Opéra de Rouen, tout en ayant le culot de faire passer la production pour une reconstitution fidèle de la création de 1875.
Il y avait donc un certain risque à aller voir cette reprise de la Carmen de l'Opéra de Stuttgart, dans une mise en scène de Sebastian Nübling, qui en était ce soir à sa 90e représentation depuis sa première en 2006, et qui porte le poids de son âge. Entre temps, la réflexion collective de notre société a évolué, et il n'est plus possible de voir une tragédie romantique dans une œuvre qui, plus que toute autre, est une peinture fidèle du mécanisme qui conduit au féminicide, tout en faisant du meurtrier une victime presque autant que la femme qu'il a assassinée. Nübling, lui, ne tombe pas dans le travers passéiste consistant à ignorer cette dimension et traite José comme ce qu'il est, un meurtrier pur et simple : il serait naturellement préférable de se préoccuper d'abord de la seule vraie victime, mais c'est déjà un pas dans la bonne direction. Nübling adjoint au chanteur un double qui incarne la part noire de Don José, figure toute verte avec bedaine postiche, tantôt esprit tentateur, tantôt lutin caustique : la formule est un peu usée, mais c'est assez efficace. Plus intéressante est l'exploitation de l'opposition entre les deux visions patriarcales de la féminité que présente l'œuvre, la sage et maternelle Micaëla engoncée dans un costume unissant corset et uniforme, Carmen dans une belle robe grise, le chœur se partageant entre ces pôles selon les moments. Il est temps aujourd'hui pour une approche plus audacieuse, qui appuierait où ça fait mal dans une œuvre hautement problématique, et qu'il faut continuer de jouer précisément pour affronter ce mal.
Pour cette production, c'est bien la version avec dialogues qui est choisie, mais avec des dialogues largement raccourcis : les raisons en sont dramaturgiques, mais c'est une bonne chose tant le français est un obstacle pour l'ensemble de la distribution, issue pour l'essentiel de la troupe maison. Stine Marie Fischer, dans le rôle titre, semble étrangement plus en peine avec le texte chanté qu'avec le texte parlé ; c'est l'inverse pour tous les autres, et c'est franchement embarrassant pour Atalla Ayan (Don José) – on pourrait penser qu'à défaut de fluidité un chanteur envisageant un tel rôle ne le ferait qu'après s'être formé à la diction française. Ce grand défaut n'oblitère pas entièrement l'interprétation de la chanteuse, fort heureusement : la subtilité n'est certes pas son fort, mais son héroïsme vocal est soutenu par les moyens nécessaires. Sa Carmen a tout ce qu'il faut. Stine Marie Fischer est une musicienne d'une probité rarement en défaut ; son timbre sombre et chaud est idéal pour ce rôle, et le personnage qu'elle crée est à son image, d'ailleurs logique dans la mise en scène. Elle incarne avant tout une femme droite, qui n'a pas besoin de faire commerce de sa sensualité ; on est moins convaincu par quelques détimbrages expressionnistes dans la scène des cartes, mais cela n'enlève rien à la force du personnage créé et à la musicalité de l'ensemble. Adam Palka et Catriona Smith complètent efficacement le quatuor central, sans en rajouter, mais avec un souci de la musicalité qui fait honneur à cette troupe.
Tous sont bien servis par l'orchestre, dirigé par le jeune Christopher Schumann, lui aussi en poste permanent à Stuttgart. Cette représentation, certes, fait partie d'une reprise de routine, et il alterne avec Ariane Matiakh ; les répétitions nécessairement limitées justifient certainement les limites du travail sur les couleurs orchestrales. Mais voilà une soirée de vrai théâtre, sans brutalité, avec une énergie bien dosée, qui donne une forte unité à toute l'histoire. Qui plus est, et c'est souvent décisif à l'opéra, sa direction aide les chanteurs à donner le meilleur d'eux-mêmes : on entend ici une Carmen généreuse, qui va de l'avant, et qui donne toute sa place à l'émotion, sans temps morts et avec une véritable construction tout au long de la soirée.
Crédit photographique : © Martin Sigmund
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Stuttgart. Opernhaus. 20-X-2023. Georges Bizet (1838-1875) : Carmen, opéra en quatre actes d’après Prosper Mérimée. Mise en scène : Sebastian Nübling ; décors et costumes : Muriel Gerstner. Avec : Aleksander Myrling (Zuniga), Jacobo Ochoa (Morales), Atalla Ayan (José), Adam Palka (Escamillo), Heinz Göhrig (Dancaïre), Alberto Robert (Remendado), Alma Ruoqi Sun (Frasquita), Alexandra Urquiola (Mercedes), Stine Marie Fischer (Carmen), Catriona Smith (Micaëla). Chœur de l’Opéra de Stuttgart ; Staatsorchester Stuttgart ; direction : Christopher Schumann