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Ernest Bloch, un compositeur suisse à la conquête du monde

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Né en 1880 à Genève le petit juif se fait tabasser dans une cour scolaire, sa revanche : La maîtrise du violon, le moyen de se faire respecter.

Le compositeur avec la partition de « Avodath hakodesh » ©Lucienne Allen

Fasciné par le jeu d'Eugène Ysaÿe en tournée à Genève, le jeune musicien de 19 ans va le rejoindre aussitôt à Bruxelles pour se ranger parmi les élèves du plus grand violoniste de l'époque. L'instrument seul ne lui suffit toutefois pas : c'est la composition qui suscite son enthousiasme. Si bien qu'il se confie à César Franck, se perfectionnant par la suite auprès des maîtres de Francfort et de Munich. Sa première symphonie écrite à 22 ans dans la capitale bavaroise révèle à quel point Richard Strauss l'a séduit (à côté de Gustav Mahler).

Prochaine étape, nouvelles rencontres : Paris. Grand admirateur de Pelléas et Mélisande, l'opéra qu'il place au-dessus de celles de Wagner, Bloch discute avec Debussy sur le message de la musique française après le tapage autour de Wagner et les adeptes de la « Wagnériana ». Son ami parisien Edmond Fleg lui propose un livret du drame de Macbeth de Shakespeare et Bloch se lance dans le projet. Mais faire jouer son opéra à Paris s'avère une entreprise pleine d'entraves. Fleg sera d'autre part à l'origine de sa « révélation juive » avec la traduction de trois psaumes qui déclenchent chez Bloch une fascination pour la matière biblique, fascination non seulement pour le message, mais aussi pour la poésie du Vieux Testament. Dans le Psaume 114 sur l'exode de l'Egypte, il fait résonner parmi les cuivres le schofar (la corne du bélier – instrument rituel du sabbat), et dans le Psaume 22 la voix du soliste s'élève avec son « Elohim, Elohim, pourquoi m'as-tu abandonné ? » :

Dans le Psaume 137 nous voyons le désespoir du peuple juif séquestré comme otage à Babylon, se lamentant au bord du fleuve : Comment vénérer Dieu si loin de notre temple ?

Les hébreux exilés à Babylon dans leur désespoir, XVIIIe siècle, anonyme (dom. public)

De retour à Genève, Bloch continue ses méditations juives : une œuvre tripartite intitulée Trois Poèmes Juifs, dont la musique nous emmène dans un monde oriental avec le célesta, la harpe, les arabesques mélodiques et les trémolos des cordes, le son du schofar compris.

Pour parfaire les créations de cette période Bloch écrit sa deuxième symphonie : Israël Symphonie (1912-1916). Il s'agit, selon ses propres dires, d'une « synthèse de l'âme juive » : le peuple passe de la confession lors du Yom Kippour (timbales et dissonances, les coups douloureux du « mea culpa ») au repentir, avant de chanter la prière du pardon à travers les lignes de tendresse dans les bois :

Prière du pardon (flûtes et hautbois)

La partie du « Souccot » prépare le terrain au soliste de la basse avec son « Adonaï… », pendant que le chœur flotte – comme celui des « Sirènes » de Debussy – sur ses vocalises ondoyantes. – La finale devrait aboutir à un hymne de la paix universelle, une sorte d'écho à l' »Ode à la joie » de Beethoven, mais la guerre de 1914 va saccager cette vision.

SCHELOMO – Rhapsodie hébraïque pour violoncelle et orchestre (1916)

La pièce la plus populaire de Bloch remonte à son amitié avec le violoncelliste ukrainien Barjansky et sa femme qui, elle, vient de sculpter la figurine du roi Salomon, en suggérant au compositeur d'en faire une œuvre orchestrale.

Le violoncelle (la voix du roi) surgit d'un lointain horizon sur son la prolongé et isolé, avant de s'engager dans un discours méandrique, mouvementé, autour de la cellule rythmique du più animato :

L'orchestre (le peuple) traverse des moments dramatiques, mais le soliste sait calmer les esprits et boucle la pièce en dégringolant jusqu'au Ré profond de son instrument, sur un ton de résignation qui relève de la sagesse de Salomon, selon laquelle « tout est vanité ».

En Amérique (1917-1930)

Depuis le concert du 3 mai 1917 au Carnegie Hall de New York consacré exclusivement aux œuvres d', notre compositeur sera dorénavant défini comme musicien juif. Immigré en compagnie de sa famille la même année Bloch déambule dans les quartiers orthodoxes, s'il n'est pas en tournée à travers les Etats-Unis.

Un premier Quatuor à cordes donne de nouveau dans la matière juive et les critiques soulignent que la musique de Bloch n'est pas une adaptation du folklore juif, mais l'expression de l'esprit et de l'âme juive. L'institut de Musique de Cleveland lui offre le poste de directeur et Bloch s'engage dans une carrière de professeur et d'administrateur, tout en publiant des articles sur la pédagogie musicale. Parmi les nouvelles compositions il revient sur la matière juive.

BAAL SCHEM, trois tableaux de la vie hassidique (1923)

Cette œuvre pour violon et piano rappelle les messages du fondateur du mysticisme hassidique Baal Schem Tov du XVIIe siècle et se divise en trois parties :  Vidui – la prière de pénitence, Nigun – une chanson hassidique, et Simcha Torah – la fête de la Loi reçue au Sinaï, ici comme danse selon une chanson yiddish. Yehudi Menuhin, encore adolescent, découvre les charmes de cette musique et joue souvent Nigun en pubic. C'est le début d'une amitié de la famille Menuhin avec le compositeur.

L'année suivante  Bloch rencontre Pablo Casals en tournée en Amérique et lui dédiera deux pièces pour violoncelle et piano : Méditation hébraïque et From Jewish life. Prayer, comme extrait de From jewish life, sera la pièce la plus souvent jouée du cycle, une mélodie judéo-slave de tonalité profondément mélancolique :

Prayer (violoncelle)

 Rentrée en Suisse

Citoyen américain depuis 1924, se retrouve à la tête du Conservatoire de San Francisco (après Cleveland)  et depuis sa nouvelle pièce America-Rhapsody de 1926 la presse le considère comme le plus grand compositeur américain de l'époque à côté de Georges Gershwin. Ses œuvres sont jouées partout dans le monde, et dans sa correspondance il évoque minutieusement lieux et dates de ces exécutions. Contacté par le chantre de la grande synagogue de San Francisco qui lui demande une musique synagogale, Bloch se propose de créer un oratorio pour le service du sabbat. Mais d'abord il s'agit d'apprendre la langue hébraïque, si possible dans un lieu retiré du monde. Pourquoi pas revenir en Suisse ? Après quelques mois d'austérité dans une cabane des Alpes bernoises, il trouve une grande bâtisse sans confort dans un village isolé aux alentours de Lugano : Roveredo, le hameau d'une vallée tessinoise.

Maison et jardin de Bloch, situés à la « Via  » à Roveredo, le lac de Lugano au loin (photo J. Zemp)

C'est là qu'il va se consacrer à la composition de son œuvre pour baryton (le chantre), chœur (les fidèles) et orchestre, un oratorio en cinq mouvements selon les cinq parties du rite sabbatique, le texte de Bloch rédigé en hébreu ashkénaze, avec une version en hébreu séfarade pour les pays méditerranéens.

AVODATH HAKODESH –  SACRED SERVICE/SERVICE SACRÉ

Méditation – avec une courbe mélodique introductive dans le registre des basses : Sol-La-Do-Si-La-Sol – pour accompagner l'ouverture du tabernacle.

N'Kadesh – sanctification

Silent Devotion – sortie des rouleaux et accompagnement du rite

Torah tziva – les rouleaux sont ramenés au tabernacle

Adoration – Va'anahnu – adoration et kaddish

La musique frappe par ses quartes et quintes parallèles, ses ostinati, le pas d'un ton et demi fréquent, mais les sources d'inspiration sont multiples :  du chant grégorien à la musique vocale de la Renaissance, des chants de la synagogue aux grandes messes de l'époque classique et dans la première partie méditation la voix du baryton s'élève au-dessus des accords homophones du chœur, comme un souvenir lointain de l'œuvre vocale de Mendelssohn. La création du 11 avril 1934 au Carnegie Hall à New York suscite des réactions controverses, tandis qu'elle est saluée avec enthousiasme en Italie.

Ernest Bloch va quitter le Tessin (trop bruyant !) pour aller se terrer à Châtel, un hameau dans les Alpes savoyardes où il se ressource pendant les randonnées et par la lecture des romans mythiques de Jean Giono, en correspondant avec l'écrivain. Mais face à la montée du nazisme et à la guerre imminente, Bloch quitte l'Europe en 1939, ses partitions ayant figuré parmi les « œuvres dégénérées » en Allemagne lors de la fameuse exposition Entartete Kunst (en compagnie de Mahler, Weill, Schönberg et bien d'autres).

Retour en Amérique

L'université de Berkeley offre à notre compositeur un poste d'enseignant et d'administration, une charge qui s'avère lourde. En plus, le sexagénaire traverse des crises psychiques, ce qui le pousse à trouver un refuge ailleurs. A Agate Beach, au littoral de l'Oregon, il va passer ses jours de repos. La vie campagnarde lui fait du bien : tailler des bûches et trouver des billes de qualité à la plage le réjouissent autant que la musique.

Après un nouvelle incursion en Suisse pour des raisons de santé (séjour en Engadine), il se rend à Chicago pour y recevoir les honneurs que la ville lui offre pour ses 70 ans : ce « Festival Bloch » de 1950 va couronner sa carrière américaine (série de concerts pendant une semaine, interviews, articles de presse, banquet d'honneur…

Les dernières années d'Ernest Bloch seront de plus en plus assombries par la maladie. Les séjours de repos à Agate Beach se multiplient. Malgré le dépérissement de ses forces, il réussit à composer encore : Dans la Suite hébraïque pour alto et piano de 1951 il met le chant rhapsodique du début en parallèle de quinte entre l'alto et le piano – et la Symphonie pour trombone (violoncelle) et orchestre de 1954 est considérée comme « pendant » à son fameux Schelomo. L'évocation du schofar sera articulée de façon persistante dans la Proclamation pour trompette et orchestre de 1955, sa dernière pièce d'inspiration juive, une « confession de foi », tel son commentaire.

Les sauts des quintes et quartes figurant les sons du schofar

Les toutes dernières œuvres ne relèvent plus des racines juives : son ami Yehudi Menuhin lui demande Deux suites pour violon seul, et à Zara Nelsova Bloch va dédier Trois suites pour violoncelle. La Suite pour alto de 1958 s'appuie sur les structures des partitas pour violon seul de J.S. Bach.

En 1959, notre citoyen suisse-américain, ami de tous les grands interprètes de son époque, correspondant infatigable, pédagogue renommé, et somme toute un géant de la musique juive, s'éteint à l'hôpital de Portland, entouré de ses filles, à qui il demande une dernière lecture sur son lit de mort : Le Malade Imaginaire, preuve de son humour grinçant !

Ses cendres seront dispersées dans les vagues près d'Agate Beach et une plaque commémorative sera apposée à la rive, avec le portrait du « promeneur solitaire » à la pipe.

Sources

LEWINSKI Joseph et DIJON Emanuelle, Ernest Blochsa vie et sa pensée, Vol. 1-4, éd. Slatkine, Genève, 1998-2005.

Matériaux publiés par la « Ernest-Bloch-Society »*

Contact personnel avec Lucienne Allen vivant en Californie, l'arrière-petite-fille du compositeur

*La « Société-Ernest-Bloch » anglo-américaine fondée en 1937, dont Albert Einstein avait la présidence de la section londonienne, dispose d'archives volumineux et organise régulièrement des concerts et des colloques. Son président actuel est Steven Isserlis.

Discographie

Les œuvres d'inspiration juive d'Ernest Bloch sont toutes disponibles sur CD.

Parmi les vidéos notons les youtubes suivants :

  • Israël-Symphonie avec Dalia Atlas et l'orchestre de la radio slovaque (audio)
  • Quatuor à cordes 1 avec le Portland Quartet (avec partition à suivre)
  • Méditation hébraïque avec Christoph et Marc Pantillon (film)
  • Prayer avec Sol Gabetta 2011 (film)
  • Suite hébraïque avec Arianna Smith (film)
  • Symphonie pour trombone avec le Portland Youth Philharmonic (audio)
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