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Festival Messiaen au pays de la Meije du 24-27-28-29-VII-2023.
24-VII : Église de La Grave : Michaël Levinas (né en 1949) : Espenbaum, cycle de mélodies sur des poèmes de Paul Celan ; Maurice Ravel (1875-1937) : Kaddish, extrait des Deux mélodies hébraïques ; Gustav Mahler (1960-1911) : Die zwei blauen Augen von meinem Schatz, extrait des Lieder eines fahrenden Gesellen. Anne-Sophie Duprels, soprano ; Michaël Levinas, piano.
27-VII : Monêtier-les-Bains ; Salle du Dôme : Tristan Murail (né en 1947) : Portulan. La Chambre des cartes ; Feuilles à travers les cloches ; Dernières nouvelles du vent d’ouest ; Une lettre de Vincent ; Garrigue ; Seven Lakes Drive ; …les jours heureux… ; Paludes ; I would prefer not to… ; Les Ruines circulaires ; Rhododaktilos Eôs (L’aurore aux doigts de rose) (CM) ; L’Atlas des rêves (CM). Ensemble L’Itinéraire ; direction : Mathieu Romano.
28-VII : Jardin alpin du Lautaret : Gérard Grisey (1946-1998) : Le Noir de l’étoile, pour six percussionnistes. Percussions de Strasbourg
29-VII : Hugues Dufourt (né en 1943) : Burning Bright, pour six percussionnistes. Percussions de Strasbourg
Quatre concerts-portait et autant de soirées singulières sont à l'affiche du festival Messiaen pour honorer les pionniers de L'Itinéraire, un collectif qui fête cette année ses 50 ans au pays de la Meije.
Si Gérard Grisey, trop tôt disparu (1946-1998) nous manque toujours aujourd'hui, Tristan Murail et Michaël Levinas sont présents pour toute la durée du festival, en concert et lors de rencontres en matinée, au Jardin Alpin du Lautaret. Hugues Dufourt, souffrant quant à lui, n'a pu se déplacer.
L'air du large avec Tristan Murail
Portulan est un cycle de douze pièces (entre 6 et 12 minutes) donné pour la première fois dans son intégralité par les musiciens de L'Itinéraire au Monêtier-les-Bains, dans une Salle du Dôme comble. Les deux dernières pièces du cycle, Rhododaktilos Eôs (L'aurore aux doigts de rose) et L'atlas des rêves entendues en création mondiale sont des co-commandes de L'Itinéraire et du festival Messiaen pour sa 25ᵉ édition. Désignant à l'origine la liste des ports, Portulan fait également référence à ces cartes maritimes que l'on utilisait avant l'invention de la boussole et qui servaient de repères aux navigateurs. C'est aussi, nous dit le compositeur havrais, hanté dès son enfance par la mer et les voyages, « une manière d'autobiographie virtuelle (indirecte), en ce sens que toutes les pièces trouvent leur origine dans une chose (un endroit, un livre, etc.) qui a un sens particulier pour moi ». Le projet parcourt 25 ans de la vie du compositeur (1998 à 2023), Portulan constituant aujourd'hui une sorte de « livre d'heures » de sa musique de chambre. Huit instruments au total (trio à cordes, trio à vents, percussion et piano) y sont convoqués, chaque pièce appelant une combinaison singulière, du duo (4 et 9) au tutti (1 et 12).
La chambre des cartes qui débute le cycle est dirigé par Mathieu Romano qui reviendra à la tête des musiciens de L'Itinéraire durant la soirée selon l'importance de l'effectif. Souffle, pulsation insistante et matériau saturé impliquant le pupitre de percussions (Christophe Bredeloup) constituent une entrée en matière musclée, l'arabesque du piccolo et de la clarinette rappelant L'esprit des dunes (1993-94) et ses « déserts qui chantent ». Il est question de chemins, de rivages, proches ou lointains, d'éléments naturels (l'eau mais aussi la terre, le vent, les insectes, etc.), et d'imaginaire vagabond dans l'aventure sonore de Portulan où Murail écrit le timbre, révélant un talent hors norme d'orchestrateur.
Feuilles à travers les cloches (2) tout comme Dernières nouvelles du vent d'ouest (3) sont un clin d'œil à Debussy, le maître aimé, dont on perçoit des citations furtives. Seven Lakes Drive (6), commande du festival Messiaen de 2006, évoque un lieu proche de sa résidence aux Etats-Unis, mettant le cor en vedette (Antoine Dreyfuss). La lumière y est singulière, engageant un travail très fin dans l'aigu des registres. Une lettre à Vincent (4) pour violoncelle et flûte, nous ramène en terre provençale où s'est fixé aujourd'hui le compositeur : « Certains soirs, la pleine lune se lève derrière les grands cyprès du jardin… », confie le compositeur. La musique y est tendre et nostalgique, avec son motif conducteur à la flûte (Julie Brunet-Jailly) auquel le violoncelle chaleureux de Myrtille Hetzel apporte ses commentaires. I would prefer not to (9), célèbre formule de l'anti-héros Bartleby dans la nouvelle éponyme d'Hermann Melville, est un autre duo, pour piano et percussion, qui rappelle plus d'une fois les accords de couleurs de Messiaen et sa métrique libre quand Paludes (2011), inspiré par le roman de Gide, est un véritable théâtre de sons, entretenant le mystère via un bruit de clé insistant de la clarinette (Juliette Adam).
Dans …les jours heureux…(7) pour six instruments, notre coup de cœur, Murail met le cor en coulisse (comme dans la « Troisième » de Malher). La pièce, sublime, est un lamento très Ligetien, épure sonore où s'inscrivent les lignes microtonales du cor lointain et de la clarinette ombrée par les cordes dans l'expression d'une douleur contenue.
Rhododaktilos Eôs (l'aurore aux doigts de rose) est une pièce méditative, une merveille d'orchestration jouant sur les frictions très douces de la clarinette et de la flûte tandis que piano et percussion dispensent leur aura résonnante. L'Atlas des rêves, en tutti, sous la direction aussi souple que précise de Mathieu Romano, rebat les cartes du matériau, habile medley de figures sonores déjà entendues. La performance des musiciens est impressionnante, dont l'engagement ce soir est total, tandis que le voyage accompli nous laisse sans voix.
Les larmes du son avec Michaël Levinas
Remplaçant au pied levé Marion Grange, la soprano Anne-Sophie Duprels chante Espenbaum, le cycle de mélodies sur des poèmes de Paul Celan (2016-2020) de Michaël Levinas qui est à ses côtés et au piano dans l'église de La Grave. « Le cycle résulte d'une expérience spirituelle », confie Levinas, celle qui advient lors de l'écriture de sa Passion selon Marc, une passion après Auschwitz, commande passée au compositeur pour commémorer les 500 ans de la Réforme de Luther. L'œuvre se conclut par deux Lieder sur des poèmes de Paul Celan, Die Schleuse (« l'Ecluse ») et Espenbaum (« Tremble ») : « Sur tout ce deuil / qui est le tien : pas de deuxième ciel », lit-on dans le texte de Celan. Les deux poèmes mis en musique sont inscrits au début du cycle de mélodies d'Espenbaum qui compte désormais huit numéros. « Peut-on chanter sans pleurer et sans trembler après la shoah ? », demande le compositeur. La langue de Celan, poète qui connait le Yiddish, sait dire cette douleur et ce tragique de l'existence que la musique de Levinas magnifie. Les « larmes du son » ancrés dans le rituel de la souffrance participent également du travail au cœur du son mené par le compositeur depuis plusieurs d'années, notamment dans son Étude pour piano n°4 qui sera jouée durant le festival : « Le son respire, vit et pleure », commente le compositeur.
Après Die Schleuse, Espenbaum est chanté a cappella par Anne Sophie Duprels épousant chaque intonation du texte allemand avec une justesse de l'énonciation qui saisit d'emblée. La voix est richement timbrée, magnifiquement projetée et dûment contrôlée. Dans Mandorla, le piano et ses harmonies glissantes et chromatiques empruntent la même trajectoire que la ligne vocale. L'accompagnement est toujours très épuré, faisant tourner un motif dans l'aigu du piano dans le très beau Hawdalah. Levinas ouvre la résonance (pédale du piano enfoncée) dans Die Hellen où s'inscrit la voix chaleureuse et invoquante de Anne Sophie Duprels dont les accents balaient tout le registre de sa tessiture, du cri à la lamentation. Psalm qui termine le cycle est chanté une fois encore à voix nue.
La soprano n'est pas moins émouvante dans le Kaddisch (1914) de Maurice Ravel chanté en araméen. L'accompagnement se réduit à quelques accords de soutien pour donner toute sa force à la cantilène funèbre où passe, à travers la voix ample et très incarnée de l'interprète, la même ferveur. Le concert s'achève dans l'émotion toujours avec Gustav Mahler et son Lied Die Zwei blauen Augen von meinem Schatz (1896) extrait des Lieder eines fahrenden Gesellen dont la partie de piano plus généreuse nous fait apprécier le toucher de Michael Levinas et l'extraordinaire lumière qui ressort de son jeu.
L'incandescence avec Hugues Dufourt
Les Percussions de Strasbourg ne sont pas six mais une petite dizaine qui se partage la tâche, invitées au festival Messiaen pour jouer deux œuvres emblématiques de leur répertoire dont elles sont les dédicataires.
Le set de percussions est pléthorique, réparti sur les trois côtés du plateau de la Salle du Dôme où sont postés les six percussionnistes : peaux, métaux, claviers en surnombre côtoient une foule d'instruments plus sophistiqués (waterphone, cymbale tournante, gong d'eau, steel-drums, etc.) qui complètent l'installation sonore spectaculaire de Burning Bright (« Lumière brulante »). La pièce d'Hugues Dufourt est écrite en 2014 pour fêter les cinquante ans des Percussions de Strasbourg. Elle a déjà beaucoup tourné, gravée aujourd'hui sous le propre label de l'ensemble. Le titre emprunte à l'un des plus célèbres poèmes de la littérature anglaise, The Tyger de William Blake (1794) qui est au départ de la composition de Dufourt : « La fureur éruptive et hallucinée de ses visions inspire crainte et effroi », écrit le compositeur dans sa note d'intention.
Des tams et gongs profonds aux grelots et sonnailles les plus éclatants, l'éventail des instruments à hauteur indéterminée tout comme les modes d'attaque, les baguettes et les accessoires de jeu abondent dans les douze mouvements d'une partition où dominent les métaux et la qualité résonnante d'une matière sonore dont les six percussionnistes à l'œuvre vont constamment diversifier l'entretien . « Les techniques de friction prennent le pas sur celles de la percussion », prévient le compositeur. Le son provient par nappes, isolées ou stratifiées : nuages de bruit blanc, poussières de particules scintillantes ou déflagrations bruyantes qui saturent l'espace. La matière est toujours en mouvement, vibratile, déferlante ou giratoire (avec la cymbale tournante) même si l'on ne sent pas toujours le courant passé d'un pupitre à l'autre (l'acoustique des lieux est en partie responsable) dans une interprétation plus virtuose que subtilement nuancée et colorée.
Les phares du ciel avec Gérard Grisey
Les conditions climatiques sont optimales pour accueillir le public à la tombée de la nuit et à 2000 mètres d'altitude dans le jardin alpin du Lautaret pour assister en plein air au Noir de l'étoile, l'œuvre de Gérard Grisey que les Percussions de Strasbourg ont créée en 1991. Six podiums ont été dressés dans la nature, qui encerclent le public et abritent le set de percussions de chaque musicien où dominent les bois et les peaux à l'exception des claviers. L'astrophysicien Jean-Pierre Luminet que Gérard Grisey avait sollicité pour la composition de la pièce, est présent ce soir, lisant en préambule un texte écrit de sa main. Il nous parle des pulsars, ces toupies aimantées émettant des ondes sonores qui ont enflammé l'imagination du compositeur. En vedette dans Le noir de l'étoile, le premier pulsar est connu sous le nom de Vela, observé dans l'hémisphère sud ; le deuxième est dénommé 0329+54 qui provient de l'hémisphère nord ; ce sont les deux grands phares du ciel choisis par le compositeur qui vont guider notre navigation musicale nocturne.
Il s'agissait pour Grisey « de les laisser exister simplement comme des points de repère au sein d'une musique qui en serait en quelque sorte l'écrin ou la scène ». La pièce débute dans l'énergie, par le crépitement des tambours de bois : la musique se propage par vagues, explorant les différentes allures du son (frottement, grondement, déferlement, explosion), et les qualités percussives de la matière (résonnante ou non) ainsi que les temporalités sur lesquelles elle s'inscrit.
L'écoute est en alerte, captive jusqu'à l'arrivée du premier pulsar envoyé de la console dans les haut-parleurs. Le son est aujourd'hui fixé mais on se rappelle qu'il était capté en direct par les radiotélescopes lors de la création de l'œuvre à Bruxelles en mars 1991. L'arrivée du deuxième pulsar n'est pas moins spectaculaire, boostant l'énergie des six percussionnistes magnifiquement concentrés autant que l'écoute de l'auditoire tandis que la lune au-dessus de nos têtes, apparait entre deux masses rocheuses… Débutée sous les rougeurs du crépuscule, la pièce d'environ une heure se termine sous les étoiles.
Crédits photographiques : © Bruno Moussier
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