Picture a day like this à Aix : le quatrième opéra de George Benjamin
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Aix-en-Provence. Théâtre du Jeu de Paume. 15-VII-2023. George Benjamin (né en 1960) : Picture a day like this, opéra en un acte sur un texte original de Martin Crimp. Mise en scène, scénographie, lumière : Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma. Costumes : Marie La Rocca. Vidéo : Hicham Berrada. Avec : Marianne Crebassa, mezzo-soprano (Woman) ; Anna Prohaska, soprano (Zabelle) ; Beate Mordal, soprano (Lover 2/Composer) ; Cameron Shahbazi, contre-ténor (Lover 2/Assistant du Compositeur) ; John Brancy, baryton ( Artisan/ Collector)/ Mahler Chamber Orchestra, direction : George Benjamin
Aix 2023 : entre le Wozzeck sans grande surprise de Simon McBurney, et le Così fan tutte « électrochoquant » de Dmitri Tcherniakov, Picture a day like this rassemble toutes les sensibilités autour de la question cruciale du bonheur humain.
Victor Hugo écrivit un jour que l'homme heureux ne l'est jamais complètement, du fait du grain de sable toujours prompt à s'immiscer dans son quotidien. La Femme, héroïne du nouvel opéra de George Benjamin, est bien loin de cet état de félicité impossible. Elle a perdu son enfant avant le lever de rideau, et dispose d'une seule journée pour obtenir d'une personne heureuse le bouton de sa veste : à cette seule condition pourra renaître l'enfant. Facile ?
C'est Martin Crimp qui a décidé du sort lyrique de Benjamin : Into the Little Hill, Written on Skin (gros carton d'Aix 2012), Lessons of Love and Violence. Le dramaturge anglais réfute néanmoins le terme de librettiste, au motif que libretto signifie « petit livre », une appellation à des années-lumière de l'ambition de sa plume. Il a puisé la matière de Picture a day like this à la source d'écrits venus des quatre coins du monde (La Chemise de l'homme heureux, Le Roman d'Alexandre, le Commentaire du Dhammapada…) qui, tous, se rejoignent au moment du mélancolique constat : aucun être humain ne peut se dire heureux.
Picture a day like this, avec ses sept tableaux, allonge la liste des opéras en un acte. L'envie de parler au plus grand nombre a conduit Crimp et Benjamin à revenir, pour ce quatrième opéra à quatre mains, au format de la fable qui était déjà celui de Into the little hill. Le livret, riche en bouffées de pure poésie, est d'une lisibilité pour tous. Telle Alice au pays des merveilles, La Femme, munie d'une feuille de route appelée la liste, va faire quatre rencontres de personnages à l'abord sans histoire. Une manière de parcours initiatique que les désillusions successives apparenteront davantage à un travail de deuil : des Amants, tout à leur extase sexuelle, dont l'insolente félicité se fracasse sous ses yeux dès lors que l'Amant a l'idée de professer son credo du polyamour devant l'Amante médusée ; un Artisan dont le bonheur clamé bute sur la révélation de la pharmacopée, l'empêchant de se suicider après qu'il a été remplacé par une machine à l'usine où il créait les plus beaux boutons du monde ; une Compositrice mondialement adulée mais confinée de solitude (Benjamin jure que ce n'est pas lui !); un Collectionneur comblé à qui il ne manque que l'amour de La Femme, animée de son côté de la seule quête de son Graal personnel : le bouton ; enfin Zabelle, une femme heureuse mais qui n'existe pas, le jardin idyllique qui l'environne étant, comme elle, une pure création virtuelle. Pour faire passer cette pilule amère, Crimp a imaginé une fin qui est un sommet d'ambiguïté.
George Benjamin, moins adepte, confesse-t'il, de « l'écriture en zigzag qui était en vogue dans la musique contemporaine il y a trente ans », que du lyrisme intérieur énoncé par des déplorations vocales de type arioso, compose une fois encore un spectral éloge de la lenteur, haché de quelques rares fracas (la désillusion finale de Zabelle aux allures de Trauermarsch du Crépuscule des dieux). On ne peut s'empêcher de l'adouber en alter ego masculin de la très regrettée Kaija Saariaho dont le dernier opéra, Innocence, a lui aussi connu, à Aix en 2021, un triomphe public et critique au moins équivalent à Written on skin. Comme celle de sa consœur finlandaise, la science orchestrale du compositeur anglais (célesta, harpe, clarinette contrebasse, cor de basset, contrebasson, cloches) vise la fascination pure.
Picture a day like this (Imaginez un jour comme celui-ci), né du silence (une seule note sur laquelle se pose aussitôt celle de l'héroïne), s'évanouira dans le silence. Un voyage dont la brièveté (1H02) aura été contredite, au moyen d'un subtile mariage image/musique, par une densité qui aura donné l'impression d'être parvenue à étirer le temps. Comme pour leur Pelléas lillois, cette musique aux allures de rêve éveillé a inspiré à Daniel Janneteau et Marie-Christine Soma un espace mental savamment circonscrit autour de l'idée d'une traversée du miroir. La très carrollienne héroïne de Crimp est ainsi conviée à l'errance dans l'exiguïté transfigurée du Théâtre du Jeu de Paume par un ceinture de trois murs aux portes réfléchissantes, pivotantes, accoucheuse de visions : un lit pour les Amants ; une cage de verre pour l'Artisan ; un tapis roulant (un peu sous-employé : il aurait fait merveille à la scène finale) pour la Compositrice adepte de la suractivité en surplace ; et surtout le choc esthétique produit par l'envoûtant jardin de Zabelle, imaginé par l'artiste-peintre Hicham Berrada, qui fascine autant par la végétation fantastique qui le peuple peu à peu sous les yeux du spectateur, que par sa capacité à allonger les perspectives et à démultiplier les effets de miroirs, offrant le plus sublime écrin aux deux chanteuses.
Comme Mozart ou Britten, Benjamin aime composer pour des voix spécifiques qui, dit-il, en retour, l'inspirent. Ainsi Anna Prohaska pour qui il avait envie d'écrire depuis 2010, impressionnante en double virtuelle de l'héroïne. Et surtout Marianne Crebassa, dont il a tellement étudié en amont la moindre des possibilités vocales, que jamais ne transparaît l'effort de la chanteuse dont le profond velours habille chacune des scènes : une étape importante dans la carrière de la jeune mezzo française. Les parties écrites pour les Amants tombent elles aussi magnifiquement dans les cordes de la soprano Beate Mordal (plus loin idoine Compositrice) et du contre-ténor Cameron Shahbazi (plus loin Assistant de la Compositrice). Le bronze puissant de John Brancy trouve même matière à exprimer toute la noirceur désespérée de l'Artisan suicidaire, comme l'angoisse existentielle du Collectionneur solitaire. Les instrumentistes du Mahler Chamber Orchestra sont dirigés, comme pour Written on skin, par Benjamin soi-même, premier et dernier artisan de Picture a day like this, ce petit joyau parfaitement serti entre les grandes productions de ce 75ème Festival d'Aix en Provence.
Crédits photographiques : © Jean-Louis Fernandez
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