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Robert Schumann, erreurs et errances du jeune génie

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Aussi longtemps que les Alpes passaient pour un mur impénétrable, effrayant, voire un enfer quasiment dantesque, la jeunesse dorée de l’aristocratie anglaise réalisait son « voyage d’éducation » vers l’Italie en évitant le parcours alpin. Mais depuis que les esprits des Lumières comme De Saussure, Haller ou Rousseau ont relevé la beauté majestueuse des montagnes et la pureté de la nature à l’altitude, les poètes et musiciens romantiques désireux de cultiver leur génie risquent l’aventure périlleuse dans l’univers des falaises, torrents et gouffres : qu’y a-t-il de plus palpitant que la marche exténuante sous la pluie vers les sommets (Mendelssohn), une nuitée sur la paille dans un cabane primitive (Wagner) ou un pique-nique avec les bergers (Liszt)? Les têtes moins échevelées privilégient les sites lacustres, au décor montagneux, comme retraite et lieu d’inspiration (Tchaïkovsky, Brahms, R. Strauss). Pour accéder au dossier complet : Voyages en Suisse

 
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Un lycéen versé dans les langues classiques, lecteur passionné de Novalis et de Jean Paul, animateur de soirées musicales à Zwickau (Saxe), voilà le profil de l'adolescent .

Zwickau en 1915 (Carte postale – domaine public)

A 18 ans, on lui impose les études de droit à Leipzig, où Schumann ne fréquente guère les cours, préférant les agréments de la vie estudiantine : promenades et soûleries dans les tavernes (le premier mot de ses entrées quotidiennes dans le journal : « gueule de bois »). En dehors des aléas de son séjour, ses lectures le plongent dans l'univers onirique des poètes romantiques. Mais comment vont les études ? Il faudra bien y accrocher un jour. Pourquoi pas à Heidelberg, le lieu branché du droit en 1828 ? Mais rien n'y fait : même auprès des meilleurs professeurs de l'époque, le charme des paragraphes n'a pas « opéré ».

Heidelberg, comme Mecque du romantisme allemand (Brentano, Tieck, Frères Grimm), va davantage alimenter ses penchants pour la poésie et la musique. Schumann excelle ici comme improvisateur au piano, si bien que la vision d'une vie de juriste s'estompe rapidement pour se dissoudre dans les brumes du Neckar. La musique l'a définitivement emporté, au détriment de sa mère et du précepteur qui administre ses finances (son père est décédé en 1826). Dans ses écrits personnels, il s'étend longuement sur son idole : « Schubert, c'est Novalis, E.T.A. Hofmann et Jean Paul mis en musique… » A cheval entre la poésie et la musique, il se met à composer des « Lieder », sur les traces de Schubert. Si ses poèmes, mielleux ou larmoyants d'un exalté de 17 ans, ne pourront jamais rivaliser avec un Heine, la vision de la vie comme songe nocturne correspond aux idées ambiantes : « Ah, la vérité – ce sont les rêves….seulement dans les rêves la vie est belle… » En voici l'autographe d'un spécimen (manuscrit conservé dans la bibliothèque universitaire de Bonn) :

« Leicht, wie gaukelnde Sylphiden / Flattre, süsse Schwärmerin / Auf den süssen Rosenblüten / Lose wie die Mädchen hin…»
« Que tu planes légèrement, comme les voltiges des sylphides, ma douce rêveuse, sur les douces pétales des roses, comme les filles…. » (domaine public)

Ce tournant sollicite un nouveau défi : un voyage en Italie en passant par la Suisse, le parcours classique des jeunes de la bourgeoisie à la recherche du MOI. Le 20 août 1829 et avec son pécule en poche Schumann quitte Heidelberg en direction de Karlsruhe – Kehl – Strasbourg pour arriver le surlendemain à Bâle où il traverse une « ville tristement vide et inégale », avec sa mairie « vieillotte, surchargée de blason bâlois – une image de la république suisse ».

Visite de la cathédrale et un « Kaffeehaus du genre ‘ Leipzig' ». Le lendemain on voyage en calèche direction Rheinfelden-Baden, le bourg qui invite au divertissement avec les clients de la station thermale : danse, repas copieux, vin en abondance et convivialité. L'escale de Zurich conduit notre voyageur sur le Uetliberg d'où il jouit de la vue sur la ville charmante et les alpes des Grisons. Il ne la quitte pas sans avoir visité le monument de Salomon Gessner et la bibliothèque. – Le lendemain lui offre une belle randonnée vers le Albispass entre deux lacs : Arrivée à Zoug à 18 h. : « promenade en barque sur le lac – très beau coucher du soleil ». – La traversée jusqu'à Immensee promet une belle étape : On se met à la recherche de la « Hohle Gasse » (chemin creux) où Guillaume Tell aurait abattu le bailli habsbourgeois au XIIIe siècle.

1er trajet de Bâle au Tessin / 2e trajet de Chiavenna à Lindau

Ayant ensuite escaladé le Rigi, le « must » de tout visiteur en Suisse, il s'extasie devant le panorama alpin, admire les belles Anglaises sportives, savoure le crépuscule spectaculaire, avant de se livrer au repas succulent et au vin dans l'hôtel récemment construit sur le sommet. Schumann se lève de bonne heure pour le lever du soleil. Il résiste mieux au froid glacial que les Anglaises emmitouflées dans des couvertures. La descente vers le lac se fait en un temps record et le bateau conduit la société jusqu'à Lucerne, la ville que l'aquarelle de Mendelssohn va immortaliser en 1847 (l'ayant visité déjà en 1831). La tournée dans les bistrots et « les ruelles mortes » se complète par la visite du Monument au Lion (le lion mourant, la garde suisse, qui protège Louis XVI).

La suite du voyage vers Sarnen (petit lac) et Lungern ne promet rien de beau : un temps misérable, les sentiers bourbeux, le froid piquant. Le lendemain, il faudra venir à bout du Brünigpass pour redescendre au Lac de Brienz. L'averse et la grisaille n'encourage nullement notre randonneur. Les filles de Brienz lui présentent des chansons populaires, un entr'acte bienvenu avant le prochain trajet en bateau jusqu'à Interlaken, le lieu connu pour son flair international, histoire de connaître plusieurs touristes le soir d'une journée maussade. Le matin, le Lac de Thoune répand tout son charme aux pieds du Niesen, la montagne pyramidale de Thoune.

Schumann prend la « barque postale » pour rejoindre Thoune, la ville de l'Oberland bernois (futur séjour de Brahms), où les gens lui semblent montrer des traits très fins et une carrure solide, mais la serveuse de la « Couronne » ne se gêne pas de pester contre les touristes français et allemands. L'arrivée à Berne lui occasionne d'autres aventures : une improvisation au piano dans les Halles de la ville et l'admiration des jeunes filles autour, la rencontre de « vrais Suisses » à côté des « Allemands racornis » à la table d'hôte. Dans la lettre à sa mère, il se surpasse en éloges pour la ville : « Que Berne est belle, la ville la plus belle de Suisse si ce n'est pas plus ! » Promenade sous les arcades des ruelles et visite de la cathédrale.

Berne 1820 lithographie (dom. public)

Pour connaître le cœur des alpes suisses, il faut rejoindre la région de Grindelwald en passant par la vallée de Lauterbrunnen avec ses cataractes spectaculaires (Staubbachfälle) où Schumann descend à l'hôtel « Steinbock » (capricorne) de Lauterbrunnen, un séjour aventureux en compagnie d'un public international, une soirée tumultueuse… La montée du lendemain à pied vers Grindelwald passe par la Wengernalp, un gîte primitif au repas frugal, par contre le plaisir de faire quelques pas sur le glacier à côté. A Grindelwald, notre aventurier se précipite sur le piano de l'auberge « Zum schwarzen Adler » (à l'aigle noir) : les clients composés d'Allemands, d'Anglais et de Hollandais (« terribles buveurs ») applaudissent le jeune virtuose. Suivent des conversations amusantes, aussi en français (baragouinant), et Schumann tient bon jusqu'à minuit, ne voulant pas rater le strip du guide et de la serveuse !

La montée jusqu'à la Grosse Scheidegg, aux pieds des 3 géants de l'Oberland, demande aux randonneurs les dernières réserves : un chemin raide, ce jour-là sous une averse continuelle (Mendelssohn subira le même sort), un compagnon désespéré et noyé dans l'alcool, le passage près des cataractes du Reichenbach et un course finale vers Meiringen, trempe jusqu'aux os, et peu inspiré par les autres clients de la table d'hôte. La région rocailleuse le long des sentiers vers le Grimselpass inspire à Schumann l'image d'une « région athée » : la nudité du paysage, un glacier à proximité, des chutes d'eau. La nuit à l'Hospice lui occasionne des contacts avec la paysannerie des alpages, un froid mordant à 2000 m. et un sommeil abyssal après le repas copieux.

En route vers une Italie lointaine. Schumann va franchir d'abord le col de la Furka pour le relais d'Andermatt, la station centrale du massif du Gothard (aujourd'hui un resort de haut gamme depuis peu). Le matin du 6 septembre, la compagnie des voyageurs ne veut par renoncer à la gorge de la Schöllenen avec le « Pont du Diable », un spectacle inoubliable.

Le Pont du Diable de 1832 au-dessous d'Andermatt

La descente et la remontée à Andermatt s'avèrent pleines d'accrocs. La montée suivante jusqu'au col du Gothard (2100 m.) ne réjouit point les randonneurs : de l'orage, de la pluie des nuages, un ciel noir, du brouillard. Le séjour à l'Hospice fait sentir à Schumann que l'Italie n'est pas loin : l'intérieur italianisant, des clients du genre contrebandiers, les joueurs de cartes, du bruit infernal et du vin italien médiocre, mais la chaleur du feu lui fait du bien. Si la descente du lendemain à Airolo lui ouvre un panorama vers une vallée « argentine », la marche exténuante lui occasionne de terribles crampes, si bien qu'il notera dans son journal : « … comme si je me retrouvais ici seul au monde ». Quel ravissement, par contre, le voyage en diligence le long du fleuve Ticino jusqu'à Bellinzona : une nature méditerranéenne, les conversations en plusieurs langues, un repas italien succulent. Son prochain séjour : la « Gran Albergo al Lago » sur les rives du Lago Maggiore aux pieds des vignobles.

Le journal suisse continue un mois plus tard, lors du retour après 4 semaines en Italie dont nous connaissons quelques détails grâce à la correspondance pour sa famille où il se met à disserter sur la différence entre les Anglaises et les Italiennes, à savoir sur leurs façons d'approcher les hommes : pendant que les premières se laissent séduire par la culture (littérature, musique) d'un inconnu sans insister sur ses qualités physiques, les secondes sont d'abord attirées par la carrure masculine. Quant à évaluer ses propres chances Schumann est bien avisé de renoncer auprès des Italiennes, vu que sa silhouette ne fascine pas outre mesure. Mais pour les Anglaises il a un faible, ce dont il tâche de profiter en se donnant comme « Prussien », pour augmenter sa cote.

Le parcours italien le conduit à Milan, à Brescia, à Crémone, à Vérone, à Padoue et à Venise. Son retour en Suisse s'effectue via Chiavenna et le col de Splügen. A Andeer il trouve une auberge vide, un silence angoissant : le fils de l'aubergiste lui dit que son père vient de mourir. Schumann sent le monde autour de lui se rétrécir, il peine à respirer et se croit hanté par l'esprit du défunt. Il prend la fuite, à pied, vers la fameuse « Viamala », le passage d'une route étroite qui surplombe un ravin effrayant avant d'atteindre le village de Thusis.

La Via Mala près de Thusis au XIXe siècle

Coire, la capitale des Grisons, n'est pas loin, et Schumann continue à pied (actuellement 50 min. en car postal !). Il se lance à cœur joie jusqu'à Coire. Le dernier relais de son voyage suisse lui réserve une mauvaise surprise : Nuitée dans l'auberge la plus minable du lieu, un patron rustre et « ma grossièreté encore plus grossière , le nez saignant pendant la nuit… » Dimanche 11 octobre : Schumann paie 4 écus pour la diligence de Coire à Feldkirch, puis à Lindau (Lac de Constance), avec un des cochers les plus roublards. Somme toute, ce voyage permet au Schumann de 19 ans de mûrir, de consolider sa conviction de devenir musicien. Le journal ne parle cependant guère de musique, si ce n'est aux rares occasions où il découvre un piano pour y improviser, à l'ébahissement des autres voyageurs, ou lorsqu'il juge le jeu d'un organiste ou la qualité d'une soirée à l'opéra (Cremona).

Difficile de savoir s'il a « couvé » certains éléments de ses opus 1 (variations Abegg, 1830) et 2 (Papillons, 1831) pendant son voyage. Quant aux premières compositions sans opus pour chant et pour piano, il les avait réalisées lors de ses séjours d'études à Leipzig et à Heidelberg.

Bibliographie

BURGER Ernst, , eine Lebenschronik…, Schott, Mainz, 1998.

WÖRNER Karl W., , Atlantis, Zürich, 1949.

SUTERMEISTER Peter, Robert Schumann, sein Leben nach Briefen…., Ex-Libris, Zürich, 1949.

MEIER Barbara, Robert Schumann, Rowohlt, Hamburg, 2010.

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