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John Cranko à Stuttgart, 50 ans après

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Stuttgart. Opernhaus. 30-VI-2023. Cranko Gala. Chorégraphies de John Cranko. John Cranko Schule, Stuttgarter Ballett. Staatsorchester Stuttgart ; direction : Mikhail Agrest, Wolfgang Heintz.
Etüden (chorégraphie : Tadeusz et Barbara Matacz). John Cranko Schule.
Défilé (chorégraphie : Tamas Detrich).
Hommage à Bolschoi. Elisa Badenes, Jason Reilly.
Pas de trois extrait de Pinapple Poll. Aiara Iturrioz Rico, Anouk van der Weijde, Timoor Afshar.
Duo extrait de The Lady and the Fool. Friedemann Vogel, Matteo Miccini.
Pas de deux du balcon extrait de Roméo et Juliette. Anna Osadcenko, David Moore.
Opus 1. Rocio Aleman, Martí Fernández Paixà, corps de ballet.
Pas de huit de Casse-Noisette. John Cranko Schule.
Aus Holbergs Zeit. Veronika Verterich, Martí Fernández Paixà.
Pas de deux du miroir et variation de Lenski extraits d’Onéguine. Elisa Badenes, Friedemann Vogel; Gabriel Figueredo.
Salade. Ruth Schultz, Farrah Hirsch, Aoi Sawano, Maceo Gerard.
Pas de deux et finale de La Mégère apprivoisée. Agnes Su, Ciro Ernesto Mansilla, corps de ballet.
3e mouvement de Initialen R.B.M.E.. Elisa Badenes, Friedemann Vogel.
Extraits de Brouillards. Ciro Ernesto Mansilla, Matteo Miccini, Fabio Adorisio; Mackenzie Brown, Daiana Ruiz; Rocio Aleman, David Moore, Clemens Frölich.
Legende. Anna Osadcenko, Jason Reilly.
Extrait de Spuren (Traces), recréation. Elisa Badenes (La femme), Friedemann Vogel (le présent), Martí Fernández Paixà (le passé), corps de ballet.

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Le Ballet de Stuttgart rend hommage à son fondateur par un gala qui permet à la fois de parcourir toute la diversité de son œuvre et de dresser un bilan de l'état actuel de la compagnie.

Il y a cinquante ans, le 26 juin 1973, disparaissait soudainement au-dessus de l'Atlantique, à seulement 45 ans, au faîte de sa carrière artistique et la tête pleine de projets. C'est avec un grand gala de quatre heures que le Ballet de Stuttgart, la compagnie qu'il a façonnée depuis 1961, lui rend hommage devant une salle évidemment comble et enthousiaste. On aurait pu pour cela faire venir les stars du monde entier, mais c'est le choix contraire qu'a fait Tamas Detrich, le quatrième successeur de Cranko : seule la troupe de Stuttgart est sur scène, et il est certainement plus pertinent pour célébrer Cranko de mettre en avant l'esprit de troupe que de faire son choix dans le marché mondial des stars à gala ; le seul regret est que la soirée aurait pu sans perdre sa cohérence inviter quelques anciens de la troupe à revenir sur la scène de l'Opéra.

C'est par les jeunes danseurs de la John-Cranko-Schule que commence la soirée : l'école de danse associée au ballet de Stuttgart porte le nom de celui qui s'est battu pour la créer, dès le début de son mandat, et Tamas Detrich souligne qu'aujourd'hui encore les deux tiers de la compagnie y sont passés, ne serait-ce que pour une dernière étape avant la professionnalisation. Sur la même version musicale que la pièce de Harald Lander, mais avec une chorégraphie signée du directeur actuel de l'école, Etudes permet de voir les danseurs des plus jeunes aux plus confirmés : tout n'est pas parfait, mais cette manière de montrer progressivement la danse naître du plus petit mouvement de pied des plus jeunes jusqu'aux sauts et tours des aînés est un bel hommage à l'art qui unit public et artistes ce soir, et c'est véritablement émouvant. Avec le défilé qui suit, ce lien entre public et troupe est à nouveau mis en avant, même si le public de Stuttgart, moins habitué à l'exercice que celui de l'Opéra de Paris, le regarde en silence plutôt que d'applaudir frénétiquement leurs artistes préférés.

Trois grands classiques et un vaste répertoire

Naturellement, en un gala comme celui-ci, la virtuosité ne saurait manquer, et elle est réservée aux étoiles de la troupe, presque toutes présentes sur scène. On a un peu l'impression d'assister à une anthologie de portés acrobatiques, particulièrement dans le très court Hommage à Bolschoi (comme si les danseurs du Bolchoi ne savaient faire ni sauts ni tours…) : la pièce est créée l'année même où Iouri Grigorovitch prend la direction du Bolchoi, et on se croirait par moments dans Spartacus : c'est en tout cas bien l'esprit des années 1960. La virtuosité est aussi présente dans les extraits des trois grands classiques narratifs de Cranko, qui n'occupent qu'une part restreinte du programme. Le rôle-titre de La Mégère apprivoisée est dansé ce soir par , l'une des plus récentes étoiles de la troupe : il faut bien avouer qu'elle n'arrive pas au niveau de fusion entre danse et théâtre que Cranko requiert ici, et qui seul peut justifier ce personnage virulent, profondément sincère et fragile sous ses dehors rugueux. Son partenaire , qui n'est encore que simple soliste, est au contraire éblouissant dans un rôle qui demande à la fois une grande virtuosité et un sens théâtral à toute épreuve : il vole et va à cent à l'heure, mais l'humour serait naturellement plus efficace avec une partenaire plus au point.

Roméo et Juliette est représenté, inévitablement, par le duo du balcon (sans balcon) par et , avec une élégance qui ne conduit pas franchement l'émotion à son comble. Le duo d'Onéguine (celui où Tatiana voit l'objet du désir apparaître dans son miroir) parvient enfin à restituer la force dramatique de la danse de Cranko. est une belle Tatiana, le personnage bien caractérisé et la danse fluide et expressive, mais c'est certainement son partenaire qui donne toute sa force à la scène. La soirée est certes un gala Cranko, mais c'est aussi un gala : il apparaît dans quatre pièces, dans des rôles très différents, et montre à chaque fois à quel point il est un danseur unique.

La soirée prend cependant en compte la totalité de l'œuvre créatrice de Cranko. L'extrait de Pineapple Poll, créé à Londres en 1951, est la pièce la plus ancienne du programme, et malgré l'entrain des jeunes danseurs qui la présente ce soir on n'y voit rien de ce qui fera le génie de Cranko dans les deux décennies suivantes : même son humour paraît encore balourd par comparaison avec ses pièces ultérieures. L'extrait de The Lady and the Fool (1954) qui suit est beaucoup plus intéressant et prometteur (plus que le ballet dans son ensemble à vrai dire) : la mélancolie des deux clowns blancs est d'autant plus drôle qu'elle est émouvante, et d'autant plus émouvante qu'elle est drôle. , le danseur noble par excellence, montre que ses talents ne se limitent pas au grand style. Aux côtés de , il est ici d'une légèreté, d'une jeunesse, d'une expressivité qui forcent l'admiration. Un autre beau moment de légèreté, unissant élèves de l'école et stagiaires de la troupe, est Salade, sur la musique du Carnaval d'Aix de Milhaud, où trois dames évoluent autour d'un soliste masculin, comme une parodie très efficace de l'Apollon Musagète de Balanchine.

Au cœur de sa maturité, aux côtés de quelques pures pièces de gala, on retiendra surtout deux pièces, Opus 1 et Brouillards. La première est jouée intégralement, la seconde n'est présente que par extraits – on aurait volontiers renoncé à la moitié des autres œuvres du programme pour l'avoir intégralement. Opus 1 magnifie la Passacaille de Webern pour raconter le destin humain, de la naissance entourée des bonnes fées à la mort solitaire, avec au cœur un pas de deux intense entre relation amoureuse et guide spirituel : et , entourés d'un corps de ballet de douze danseurs, sont à la hauteur de l'émotion musicale et chorégraphique. Les deux premiers extraits de Brouillards sont plus humoristiques, dans une pièce qui est plus changeante dans ses émotions d'entre deux (les Préludes de Debussy s'y prêtent bien), un trio masculin d'imparfaites mécaniques humaines possédées par leurs mouvements, et un duo féminin de girls au grand sourire, mais somme toute aussi possédées par leur apparence brillante que les hommes-machines qui précèdent (Mackenzie Brown et Daiana Ruiz, deux belles figures de la troupe actuelle); le trio des Pas dans la neige est plus représentatif de la tonalité introspective de la pièce, et tous les danseurs impliqués font honneur à l'intensité de la pièce. Dans un genre similaire, Initialen R.B.M.E., hommage par Cranko à ses exceptionnelles étoiles, est représenté ici par son troisième mouvement, avec un à la hauteur du génie de ses prédécesseurs, en compagnie d', sans doute la meilleure étoile féminine de la troupe aujourd'hui.

Spuren, reconstitution d'un chef-d'œuvre disparu

La soirée trouve une conclusion digne (et peu festive) avec Spuren (Traces), une de ses dernières pièces, créée quelques mois avant sa disparition. La pièce n'a pas été conservée dans son intégralité, ni par la vidéo, ni par la notation : un reportage télévisé diffusé en ouverture livre quelques extraits de répétition et de spectacle ainsi que les commentaires (en très bon allemand) de Cranko, mais ce sont les souvenirs qu'en avaient gardé les danseurs, à commencer par Marcia Haydée, qui ont permis la reconstitution de la deuxième moitié de la pièce (environ un quart d'heure) : on commence donc au beau milieu de l'Adagio de la Dixième symphonie de Mahler pour suivre le parcours d'une femme délivrée d'une dictature qui continue à la hanter. Friedemann Vogel, qui représente ici le présent, a dans l'extrait présenté un rôle secondaire ; l'essentiel tient dans la confrontation entre la femme () et son passé (). L'esthétique de la pièce est un peu datée, mais son message antitotalitaire n'est pas mal venu, et la douleur de la femme trouve une caractérisation chorégraphique bouleversante. Il n'est sans doute pas possible de reconstituer le reste de la pièce, mais on espère que ce fragment ne restera pas qu'un souvenir isolé d'un soir de gala.

La soirée montre bien que l'héritage Cranko reste une force vive à Stuttgart, pas un poids mort à traîner, ni un capital à rentabiliser à tout prix comme les ballet de Noureev à Paris. On peut discuter la valeur artistique de telle ou telle pièce, mais il reste encore et toujours des découvertes à faire, et l'esprit de curiosité qui anime la soirée est bien préférable à des programmes plus fastes en termes de virtuosité et de grands noms. C'est aussi l'occasion de faire le point sur l'état de forme du Ballet de Stuttgart : le point fort reste l'esprit de troupe, qui semble animer tout le monde de l'étoile au plus anonyme membre du corps de ballet. Du côté des solistes de premier plan, on n'aura de cesse de faire l'éloge de Friedemann Vogel, tout en ayant conscience que sa carrière n'est plus très loin de son terme, de même que celle de . Du côté masculin, la relève semble assurée, avec d'abord Adhonay Soares da Silva, absent ce soir (il était prévu dans La Mégère apprivoisée), mais aussi entre autres et . Du côté féminin, au contraire, la troupe manque désormais d'une figure de proue après le départ à la retraite d'Alicia Amatriain : des étoiles solides, dotées d'un éminent sens du style, il y en a, des solistes de talent qui pourraient les rejoindre également, mais il faut espérer pour la troupe que l'une ou l'autre franchisse le pas supplémentaire qui fasse d'elle une nouvelle Marcia Haydée.

Photos : © Roman Novitzky / .

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Défilé (chorégraphie : Tamas Detrich).
Hommage à Bolschoi. Elisa Badenes, Jason Reilly.
Pas de trois extrait de Pinapple Poll. Aiara Iturrioz Rico, Anouk van der Weijde, Timoor Afshar.
Duo extrait de The Lady and the Fool. Friedemann Vogel, Matteo Miccini.
Pas de deux du balcon extrait de Roméo et Juliette. Anna Osadcenko, David Moore.
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3e mouvement de Initialen R.B.M.E.. Elisa Badenes, Friedemann Vogel.
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Legende. Anna Osadcenko, Jason Reilly.
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