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Dialogues des Carmélites de Poulenc à l’Opéra de Liège : le poids de la Grâce

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Liège. Opéra Royal de Wallonie. 25-VI-2023. Francis Poulenc (1899-1963) : Dialogues des Carmélites, opéra en trois actes d’après l’œuvre de Georges Bernanos, adaptée de la nouvelle de Gertrud von Le Fort « La Dernière à l’échafaud. » Mise en scène : Marie Lambert-Le Bihan. Décors et costumes : Cécile Trémolières. Lumières : Fiammetta Baldiserri. Avec : Alexandra Marcellier : Blanche de La Force ; Patrick Bolleire : le Marquis de La Force ; Bogdan Volkov : le Chevaler de La Force ; Julie Pasturaud : Madame de Croissy (la Prieure) ; Julie Boulianne : Mère Marie de l’Incarnation ; Sheva Tehoval : Sœur Constance de Saint-Denis ; Claire Antoine : Madame Lidoine (la nouvelle Prieure) ; Coline Dutilleul : Sœur Mathilde ; Valentine Lemercier : Mère Jeanne ; François Pardailhé : l’aumônier du Carmel ; Kamil Ben Hsaïn Lachiri : le geôlier/ Thierry/ Monsieur Javelinot ; Marc Tissons : l’officier ; Jonathan Vork et Benoît Delvaux : les deux commissaires. Chœurs de l’Opéra Royal de Wallonie, préparés par Denis Segond, Orchestre symphonique de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, direction : Speranza Scapucci

L'Opéra Royal de Wallonie à Liège clôture en force et en beauté sa saison 2022-2023 avec cette nouvelle production, sobre mais efficace, historiée mais aussi intemporelle, des Dialogues des Carmélites de .

On le sait : les Dialogues des Carmélites de sont inspirés, par le biais du récit romancé La dernière à l'échafaud de Gertrud von Le fort et de l'adaptation cinématographique qu'en tira Georges Bernanos, d'un tragique fait historique : le massacre sous la Terreur, le 17 juillet 1794, de religieuses du Couvent de Compiègne. Comme l'explique très bien en prologue à sa mise en scène Marie Lambert-Le Bihan, l'opéra retrace d'une part le chemin de vie vers la pureté d'âme la plus décantée, loin des fastes de son aristocratie natale, de Blanche de La Force, prise d'une irrépressible angoisse existentielle nimbée de ferveur mystique, et de l'autre l'évocation du transfert collectif de la Grâce, par la transfiguration même des martyres à l'heure de leur exécution sommaire. Comme le chante Sœur Constance, la confidente de Blanche « on ne meurt pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou même les uns à la place des autres. ». Il s'agit aussi d'évoquer parallèlement les convulsions de l'Histoire, où certains esprits aveuglés par un trop-plein de Lumières choisissent de verser dans un obscurantisme nouveau doublé d'une intolérance mortifère et d'une Terreur sanguinaire. Dès lors, pour Blanche, comme pour les fuyards plus ou moins opportunistes, quel groupe rejoindre, à quels idéaux se rallier, auprès de qui trouver refuge? Faut-il choisir entre Dieu et la Révolution? L'Humanité en est-elle réduite à cette parabole des aveugles irrémédiablement condamnés (incarnés par les figurants issus du Centre de Jour pour handicapés CEJOLI) attirés comme par magnétisme vers le fatal abime ?

Par le jeu des décors et costumes de Cécile Trémolières, nous sommes plongés dans deux réalités temporelles distinctes. Il y a l'évocation séculière directe, au premier tableau, avec le décorum du château paternel témoin d'un âge quasi révolu, mais également cette violence révolutionnaire vulgaire et presque surlignée -tel au deuxième acte, l'apparition au parloir du fils de La Force, éborgné et boiteux. En parallèle se déroule le Temps sacré, souligné par ces costumes religieux et cet espace symbolique dédié à la méditation, à la prière et à la contemplation : blanc, quasi abstrait, marqué par la Croix du sacrifice rédempteur, c'est une sorte de carmel symbolique, écrin-épure de lumière tout dédié à la transparence, projeté sous les sublimes éclairages de Fiametta Baldiserri : cette vague nef aux contours translucides permet la concentration extrême au fil de l'action, des interprètes comme du public, mais verra sa perspective progressivement perturbée par la chute de lourdes billes grisâtres, chamboulant la vocation piétiste et silencieuse du lieu. Puis, à l'ultime scène, la géométrie s'inverse et transmute l'horizontal et immaculé chemin de prière en l'ombre terrifiante d'une guillotine géante.

Car par ailleurs, la conduite d'acteurs tient d'une très grande précision, exact point de rencontre entre l'individuel et le collectif, et restitue à merveille tant l'engagement mutuel « à la vie, à la mort » de la communauté que les propres contradictions personnelles de chaque sœur : les climax ostentatoires, où la Camarde pointe son nez en personne sont presque insoutenables de tension dramatique, que ce soit l'agonie délirante de la vieille supérieure entrevoyant le futur saccage de son église dès la fin du premier acte, ou bien entendu la procession finale vers l'échafaud, macabre et rédemptrice à la fois, sur fond de Salve Regina, tout de chair et de sang.

L'on peut compter pour ce spectacle total et haletant sur une distribution homogène et sans réel point faible. incarne par son jeu scénique les multiples facettes ambivalentes de Blanche, femme hésitante puis résignée et enfin libérée et courageuse face à son destin. Certes, le timbre est un rien plus sombre, le grain de la voix dans l'aigu un peu gercé, et l'organe moins homogène et sémillant que ceux des légendaires incarnations signées Denise Duval ou plus près de nous Catherine Dubosc, mais l'agilité vocale est au rendez-vous : la soprano française assume avec brio et modestie le poids écrasant du rôle et respecte de surcroît toutes les exigeantes ossia aiguës souhaitées sinon demandées par le compositeur. Le rôle de Sœur Constance, la quasi jumelle de vocation, échoit à la fraîche , absolument parfaite de candeur et de sincérité par la conduite fruitée des phrasés nimbée d'une prononciation soignée.

La remarquable mezzo-soprano , très appréciée en Octavian voici peu à la Monnaie, donne toute l'autorité et la contrition voulues à son personnage de Mère Marie de l'Incarnation, la maîtresse des novices, là ou , au port presque aristocratique et à l'autorité séduisante, incarne une très convaincante Madame Lidoine, la nouvelle Prieure. De même que la plus discrète Colinne Dutilleul, se révèle efficace dans le rôle plus bref de Sœur Mathilde, tout comme en Mère Jeanne.

Mais par-dessus tout, il convient de fêter comme il convient en Madame de Croissy, sans doute la grande révélation de ce spectacle total, en vieille supérieure-Prieure malade puis agonisante, tant pour la véracité dramatique de son expression que pour la totale justesse de sa vocalité : l'impressionnante largeur de sa tessiture, depuis des graves abyssaux jusqu'aux aigus les plus volontairement blafards, donne l'exacte mesure d'un personnage aussi crépusculaire que hanté, au péril même de sa foi, par de très pessimistes visions apocalyptiques.

La distribution masculine n'est pas en reste. , déjà bien connu de la scène mosane, à la voix puissante et lustrale, donne du Marquis de La Force une stature à la fois inquiète et un rien monolithique, exacte représentation d'une noblesse en perdition aux premières heures révolutionnaires. Le ténor incarne avec un bel éventail de nuances, une prestance magnifique et un timbre idéal, un chevalier de La Force nimbé de vaillance et de superbe au premier acte, puis profondément meurtri au second tableau du deuxième.

Le jeune ténor , toujours en cycle de perfectionnement en la Chapelle Musicale Reine Elisabeth, prête sa fine musicalité et son timbre plus léger et blanc, tout à fait adéquat, au personnage de l'aumônier, tandis que , jeune et prometteur talent déjà bien connu des scènes belges et à l'aube d'une carrière internationale, prête sa voix malléable aux multiples et très contrastées incarnations plus épisodiques, mais idéalement caractérisées, du geôlier, de Thierry et de Monsieur Javelinot. Enfin les brefs rôles d'officier de la Révolution et de commissaires sont dévolus à trois membres des chœurs (excellemment préparés par Denis Segond), , et , lesquels participent très honorablement à la réussite globale de ce formidable travail d'équipe.

Enfin, il convient de saluer comme il le faut le retour dans la fosse liégeoise de son ancienne directrice musicale, , récemment promue première cheffe invitée à l'Opéra de Covent Garden. Voici sans doute l'une de ses meilleures réalisations in loco qu'il nous ait été donné d'entendre. À l'évidence, la partition lui parle et lui tient à cœur. Sa direction se veut aussi détaillée qu'attentive, à la fois fluide et incisive, mettant en valeur tant l'écriture harmonique très pimentée et la science de l'orchestration de Poulenc, comme son lointain mais fervent héritage vocal et mélodique debussyste dans la lignée de Pelléas et Mélisande. Mais la cheffe rend, avec une prise de risque maximale, toute la dimension tragique et presque cruelle de l'œuvre en ses moments les plus cruciaux et paroxystiques. Elle est admirablement suivie par un Orchestre de l'Opéra Royal de Wallonie-Liège en très bonne forme, comme on l'aime aux grands soirs, soigné, discipliné et incisif.

Crédits photographiques : scène finale (Salve Regina)/ et les mfigurants du centre CEJOLI/ vue d'enseble de l'échafaud/ et Julie Pastouraud © ORW-Liège/J.Berger

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Liège. Opéra Royal de Wallonie. 25-VI-2023. Francis Poulenc (1899-1963) : Dialogues des Carmélites, opéra en trois actes d’après l’œuvre de Georges Bernanos, adaptée de la nouvelle de Gertrud von Le Fort « La Dernière à l’échafaud. » Mise en scène : Marie Lambert-Le Bihan. Décors et costumes : Cécile Trémolières. Lumières : Fiammetta Baldiserri. Avec : Alexandra Marcellier : Blanche de La Force ; Patrick Bolleire : le Marquis de La Force ; Bogdan Volkov : le Chevaler de La Force ; Julie Pasturaud : Madame de Croissy (la Prieure) ; Julie Boulianne : Mère Marie de l’Incarnation ; Sheva Tehoval : Sœur Constance de Saint-Denis ; Claire Antoine : Madame Lidoine (la nouvelle Prieure) ; Coline Dutilleul : Sœur Mathilde ; Valentine Lemercier : Mère Jeanne ; François Pardailhé : l’aumônier du Carmel ; Kamil Ben Hsaïn Lachiri : le geôlier/ Thierry/ Monsieur Javelinot ; Marc Tissons : l’officier ; Jonathan Vork et Benoît Delvaux : les deux commissaires. Chœurs de l’Opéra Royal de Wallonie, préparés par Denis Segond, Orchestre symphonique de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, direction : Speranza Scapucci

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