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Création d’Orgia d’Hèctor Parra à Bilbao

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Bilbao. Teatro Arriaga Antzokia. 22 et 24-VI-2023. Hèctor Parra (né en 1976) : Orgia, opéra de chambre sur un livret de Calixto Bieito d’après l’œuvre éponyme de Pier Paolo Pasolini (Création mondiale). Mise en scène, scénographie et costumes : Calixto Bieito ; lumières : Michael Bauer ; réalisation des costumes : Oscar Armendaria. Avec : Aušrinė Stundytė, Donna ; Leigh Melrose, Uomo ; Jone Martinez, Ragazza ; Ensemble Intercontemporain, direction : Pierre Bleuse

Septième opéra d', Orgia, donné sur la scène du Teatro Arriaga Antzokia de Bilbao sous la direction de , scelle la troisième collaboration du compositeur catalan avec le metteur en scène et librettiste , une fructueuse complicité pour donner corps au « théâtre de la parole » pasolinien.

compose Orgia, d'après la pièce de théâtre éponyme de , à Rome, lors de sa résidence à la Villa Médicis en cette année 2022 où l'on fête le centenaire de cet artiste aux multiples talents (1922-1975), écrivain mais aussi peintre, poète, journaliste, traducteur, dramaturge, artiste visuel et réalisateur : le Michelangelo des temps modernes, s'enthousiasme le compositeur. Le projet se situe dans la continuité éthique et philosophique du travail mené dans Les Bienveillantes (2019), son précédent opéra d'après le roman de Jonathan Littell où s'opère une plongée dans les ambiguïtés du personnage principal, le SS Max Aue. Même immersion psychanalytique au sein des mots et des actes des deux personnages principaux dans Orgia : « Avec des vers dotés d'une sublime poésie qui pénètre la réalité de façon époustouflante, nous dit le compositeur, Pasolini dénonce la manière dont le fascisme survit et annihile toutes les traces d'humanité dans la société moderne à travers la culture de masse». Comme Les Bienveillantes, le nouvel opéra de Parra interroge le mal et la monstruosité en remontant aux sources de la cruauté.

Le texte de Pasolini résonne dans la tête du compositeur depuis plus de dix ans. Orgia – Irrisorio alito d'aria (« Orgie – souffle d'air dérisoire ») en 2017, pour orchestre baroque et ensemble, ainsi que Un concertino di angeli contro le pareti del mio cranio (« Un petit concert d'anges dans les parois de mon crâne »), son quatuor à cordes n°4 de 2020, sont autant d'élans vers l'écriture de cet opéra, citant à travers leur titre des bribes de texte du futur livret en italien. C'est qui se charge des coupures au sein d'un texte complexe et beaucoup trop long dont il garde cependant le déroulement originel en un prologue et six épisodes qui s'enchaînent.

Dans les premières minutes de l'opéra, le protagoniste masculin (Uomo) a la corde au cou et gigote dans le vide. Habillé en femme (même robe que la Donna), il s'adresse au public et l'invite au spectacle. Pour dénoncer son drame personnel et une société intolérante, hypocrite, cruelle et méprisante à l'égard de tous ceux qui sortent de la norme, l'Uomo, qui vient de découvrir son homosexualité, se suicide. Avant de mourir, et en dialogue avec sa femme (Donna), ils jettent un regard en arrière, comme un flash-back, sur leur passé, les actes significatifs de leur vie où angoisses et remords projettent des ombres monstrueuses, situées dans cette frange incertaine entre le monde de la raison et le rêve : vivre c'est trembler, dit en substance Pasolini dans Orgia qui est une sorte de Passion sacrificielle (« je suffoque du désir de me perdre / et de jouer à en finir vraiment ») semblant préfigurer la propre mort de l'auteur. L'affiche de l'opéra montre d'ailleurs le visage mortuaire de Pasolini assassiné en 1975 sur la plage d'Ostie.

Une épure formelle

La violence autant que la tendresse, la nostalgie, la mort, le sexe et les rapports sado-masochistes animent ce huit clos à trois personnages pour lequel Parra envisage un format de chambre d'une heure et vingt minutes sans entracte. Sont convoqués dans la fosse quatorze musiciens, les Solistes de l' pour qui Parra a écrit sa partition, dans la densité de l'espace sonore et la ciselure du timbre qu'il recherche à travers la fusion des sonorités. À ce petit orchestre où les vents vont par un s'ajoute l'archiluth (Caroline Delume), un instrument de l'époque baroque dont Parra va faire ressortir la couleur. Si la Passion selon Saint Jean de Bach tient lieu de charpente formelle dans Les Bienveillantes, Parra remonte ici aux origines de l'opéra italien, dans lequel il s'est immergé durant son année romaine, s'interdisant d'écouter autre chose que la langue italienne qu'il fait chanter pour la première fois. Ainsi avoue-t-il avoir emprunté à l'Euridice de Peri et à l'Orfeo de Monteverdi (chant de la Messaggiera) un matériau qu'il pétrit et remodèle à son désir dans les épisodes 1 et 3. Moins préméditée peut-être, l'influence de l'univers puccinien, celui de Tosca en particulier qu'il adore, n'en est pas moins tangible dans Orgia, à travers certaines tournures orchestrales (l'effet dramatique des cloches-tubes notamment) et le chant des deux personnages principaux, le baryton puissant du britannique et le soprano généreux de la Lituanienne doté de grandes envolées lyriques qui rappellent celles de Floria Tosca. Comme chez Puccini, la voix est également parlée, à nu quelquefois, avec cette exigence de rendre plus réels les personnages et plus claire la syntaxe de Pasolini. Il faut évoquer ce don singulier qu'a le compositeur de lier avec un tel naturel, et dans n'importe quelle langue, la musique du plateau avec celle qui monte de la fosse. Dans Orgia, la manière de Parra s'origine dans une écriture très souple, presque baroque (complicité de l'archiluth et de la harpe, mise en valeur du hautbois, son instrument préféré parce qu'il articule de façon très précise) pour aller vers la monstruosité du son : saturation des cordes, stridence du tam-tam lacéré par un archet, zingage de la harpe explorant l'effet des demi-pédales, multiphoniques de la clarinette, vrille du flexatone et brutalité du fouet, l'instrument du supplice, qui donne à entendre les scènes de sado-masochisme plus qu'on ne les voit ! Autant d'énergie du son et de plasticité du timbre obtenues par des musiciens de l'EIC en grande forme.

Précision et efficacité

Aussi foisonnants que disparates, les éléments du décor unique que conçoit avec l'efficacité des lumières de Michael Bauer, suggèrent les trois pièces de l'appartement de ce couple d'italiens « moyens » : sa chambre à jardin, les lits superposés des enfants à cour (rappelons que la Donna les a tués avant de se suicider), avec une trottinette, des jouets et des peluches qu'elle serre sur son cœur ou qu'elle lacère avec son couteau. Plusieurs canapés, un buffet ancien, deux postes de télévision, un aquarium occupent le centre du plateau ainsi qu'un grand miroir en fond de scène censé refléter les actes de violence et la monstruosité des gestes vus. Dans une mise en scène sans débordement où le sang tache les mains du couple et le corps de la Ragazza (prostituée), tombant sous les coups de l'Uomo (il l'attache sur les tenants en bois des lits jumeaux comme le Christ en croix), la précision et l'efficacité de la direction d'acteurs opèrent à travers une stylisation des gestes, comme dans cette première scène sado-masochiste conduite par la Donna, ceinture et cravate en main, dont la musique se charge de faire entendre toute la violence.

Un casting de choc

Rompu à l'écriture de l'opéra contemporain et avec une vitalité stupéfiante, réalise une performance d'acteur autant que de chanteur, déployant une palette de couleurs infinie, du grain sombre de son registre grave à une voix de tête tout aussi maîtrisée. Même engagement scénique et richesse de timbre chez qui assume tours et détours d'une partie vocale exigeante avec une aisance déconcertante. Même si elle n'apparait que dans l'épisode 5, la soprano colorature basque dans le rôle de la Ragazza ne démérite pas. Parra fait vocaliser cette voix agile et rayonnante sous les résonances lugubres et prémonitoires de la percussion (Samuel Favre, très sollicité) avant les coups de fouet (deux planches de bois qui s'entrechoquent) retentissant pour la seconde fois et accompagnés du sadique flexatone.

Maître d'œuvre de la soirée, soigne les équilibres et donne tout à la fois l'intensité et le souffle d'un spectacle qui vient nous frapper au visage, les projections résonnantes du tam aidant. « Il y a finalement un homme qui a fait un bon usage de la mort », conclut l'Uomo dans cet ouvrage lyrique poignant, nourri des deux thèmes centraux, le rêve et le sacrifice, que développe tout le théâtre de Pasolini et qui traversent de manière obsédante la pensée du compositeur.

Co-produit par le Liceu et le festival de Castell de Peralada, Orgia est à l'affiche de l'Opéra barcelonais en avril prochain.

Crédit photographique : © Teatro Arriaga Antzokia

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Bilbao. Teatro Arriaga Antzokia. 22 et 24-VI-2023. Hèctor Parra (né en 1976) : Orgia, opéra de chambre sur un livret de Calixto Bieito d’après l’œuvre éponyme de Pier Paolo Pasolini (Création mondiale). Mise en scène, scénographie et costumes : Calixto Bieito ; lumières : Michael Bauer ; réalisation des costumes : Oscar Armendaria. Avec : Aušrinė Stundytė, Donna ; Leigh Melrose, Uomo ; Jone Martinez, Ragazza ; Ensemble Intercontemporain, direction : Pierre Bleuse

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