Bernarda Alba d’Aribert Reimann, saisissante tragédie féminine à Gelsenkirchen
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Gelsenkirchen. Musiktheater im Revier. 27-V-2023. Aribert Reimann (né en 1936) : La maison de Bernarda Alba, opéra d’après la pièce de Federico Garcia Lorca. Mise en scène : Dietrich W. Hilsdorf ; décor : Dieter Richter ; costumes : Nicola Reichert. Avec Almuth Herbst (Bernarda Alba) ; Mechthild Großmann (Maria Josefa) ; Lina Hoffmann (Angustias) ; Bele Kumberger (Magdalena) ; Margot Genet (Amelia) ; Soyoon Lee (Martirio) ; Katherine Allen (Adela) ; Sabine Hogrefe (La Poncia, servante) ; Anke Sieloff (Violeta, servante). Neue Philharmonie Westfalen ; direction : Johannes Harneit
L'œuvre est passionnante, le théâtre un des plus beaux du monde, et la réalisation musicale et scénique est à la hauteur de la partition de Reimann.
La Ruhr compte une densité de maisons d'opéra sans doute unique au monde : il est vital pour elles de se distinguer en sortant à l'occasion du grand répertoire. Le Musiktheater im Revier à Gelsenkirchen n'est pas le plus connu des nombreux théâtres d'opéra allemand, mais c'est certainement le plus beau, a fortiori si on ne compte que les bâtiments (re)construits après les bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Inauguré en 1959, il ne vaut pas que pour les vastes reliefs d'Yves Klein dans les foyers : sa grande façade vitrée, une salle confortable et élégante entourée par un inventif système d'escalier, le bâtiment construit par Werner Ruhnau, symbole des nouvelles ambitions culturelles de la Ruhr d'après guerre, reste un chef-d'œuvre architectural qui vaut bien le voyage.
Aribert Reimann n'est pas seulement le compositeur de Lear : également commandée par l'Opéra de Bavière et créée en 2000, son adaptation de la pièce de García Lorca La Maison de Bernarda Alba est de ces opéras qu'on n'oublie pas de sitôt, d'autant plus que son sujet semble encore gagner en actualité avec le temps. Neuf femmes enfermées sous la tyrannie d'une seule, les hommes maintenus en marge de cet explosif lieu d'enfermement – et pourtant le poids de la culture patriarcale est sensible comme rarement. Au défi d'une écriture pour voix féminines seules, Reimann ajoute une autre contrainte musicale, celle d'un orchestre réduit à une palette limitée : flûtes du piccolo à la flûte basse, clarinettes jusqu'à la contrebasse, pianos, violoncelles, et c'est tout. On peut y voir dans cet appauvrissement volontaire de la matière sonore un reflet de l'aridité du climat estival de l'Espagne (la sécheresse des pianos souvent employés comme de véritables percussions), mais c'est bien tout ce qu'on peut voir ici de couleur locale : Reimann n'est pas de Falla, ni Lalo ou Ravel.
Dietrich Hilsdorf, depuis plusieurs décennies un des principaux metteurs en scène d'opéra dans la Ruhr et l'Ouest de l'Allemagne, propose ici un spectacle d'un grand classicisme qui a le mérite de la lisibilité, ce qui n'est pas une mauvaise chose pour un opéra encore peu connu. Le décor saisissant de Dieter Richter répartit la scène en deux aires, à gauche le monde des domestiques, à droite le salon bourgeois dominé par une longue table, et entre les deux un ressaut dominé par une grande figure mariale en carreaux de céramique, avec cette inscription qu'on sera libre d'interpréter : Concepcion. Dans cet univers cloisonné, Hilsdorf fait vivre cette petite société avec un grand sens du détail en même temps que des mouvements d'ensemble : dans les complexes scènes collectives comme dans les tête-à-tête, il y a de la vie et le regard du spectateur est pendant plus de deux heures comme naturellement attiré vers l'essentiel. Une approche plus interventionniste et moins réaliste serait certainement pertinente pour cette œuvre ambitieuse qui ouvre une multitude d'interprétations, mais cette clarté narrative est une excellente introduction.
La distribution comprend peu de noms connus au-delà de la Ruhr, celui de l'actrice Mechthild Großmann, dont la voix grave et la fantaisie ont longtemps illuminé les pièces du Tanztheater de Pina Bausch : ses scènes (parlées), où son personnage dans sa folie montre qu'il est plus libre que tous les autres, sont des grands moments de comédie et de poésie. On connaît aussi en France Sabine Hogrefe, wagnérienne confirmée qui a souvent chanté Brünnhilde, y compris dans le Ring réduit de l'Opéra de Dijon : elle chante ici avec une présence magnétique la vieille servante de Bernarda, qui est liée à elle par un lien indéfectible en même temps que par une haine immense.
Mais l'ensemble réuni pour l'occasion, membres de la troupe et invitées, rend justice à la prouesse réalisée par Reimann, celle de donner une voix individuelle et une personnalité immédiatement reconnaissable à chacun de ces nombreux personnages féminins. Almuth Herbst, qui joue la maîtresse des lieux, cultive une ambiguïté constante entre combativité et peur du monde extérieur, entre tyrannie et chaleur maternelle : le résultat est beaucoup plus intéressant que si elle faisait de Bernarda un simple monstre. Parmi ses filles, Angustias, née du premier mari de Bernarda et héritière de sa fortune, est la plus âgée : Lina Hoffmann dépasse toutes les autres d'une bonne tête, hasard heureux qui rend visible sa position à la fois dominante et marginale ; elle non plus ne tombe pas dans la caricature : elle donne à son personnage des élans, une vie intérieure, une jeunesse beaucoup plus intéressants que le cliché attendu de la vieille fille frustrée. Parmi les quatre autres sœurs, on remarque notamment Soyoon Lee, qui chante le rôle de la bossue Martirio (jouée sur scène par une assistante du metteur en scène), véritable moteur de l'action, et la fine mouche Magdalena (Bele Kumberger). On sent tout le travail d'équipe derrière ce spectacle, avec l'aide d'un chef (Johannes Harneit) qui ne se contente pas de tirer le meilleur de la partition orchestrale, mais a préparé les chanteurs avec un soin gratifiant : la qualité de la diction chantée aide beaucoup au naturel de l'ensemble. Dans ces conditions, la soirée est proprement passionnante et témoigne de la haute qualité que les théâtres allemands hors des grandes villes peuvent souvent atteindre, a fortiori pour des œuvres qui motivent les troupes comme c'est ici le cas. Qu'attend donc la France pour monter, avec le même soin, la longue liste des chefs d'œuvre lyriques de Reimann ?
Crédits photographiques : © Karl et Monika Forster
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Gelsenkirchen. Musiktheater im Revier. 27-V-2023. Aribert Reimann (né en 1936) : La maison de Bernarda Alba, opéra d’après la pièce de Federico Garcia Lorca. Mise en scène : Dietrich W. Hilsdorf ; décor : Dieter Richter ; costumes : Nicola Reichert. Avec Almuth Herbst (Bernarda Alba) ; Mechthild Großmann (Maria Josefa) ; Lina Hoffmann (Angustias) ; Bele Kumberger (Magdalena) ; Margot Genet (Amelia) ; Soyoon Lee (Martirio) ; Katherine Allen (Adela) ; Sabine Hogrefe (La Poncia, servante) ; Anke Sieloff (Violeta, servante). Neue Philharmonie Westfalen ; direction : Johannes Harneit