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György Ligeti, Crisis ? What crisis?

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György Ligeti aurait eu 100 ans le 28 mai 2023. L’occasion est belle de porter un regard de synthèse sur la vie et l’œuvre de ce génie, à la fois compositeur, concepteur, commentateur, analyste et pédagogue, maître du son nouveau. Pour accéder au dossier complet : György Ligeti, pour un centenaire

 

Enseignant à Hambourg, Ligeti, sans doute quelque peu fatigué par la rédaction de son unique opéra, constate l'importante fracture culturelle et conceptuelle qui le sépare voire l'oppose à certains de ses étudiants beaucoup plus jeunes, marqués par un retour à l'expressivité, à un (néo)romantisme ou par la nouvelle simplicité qui avec la percée du jeune Wolfgang Rihm (né en 1952), font fureur dans les milieux musicaux allemands d'alors.

Préférant comme souvent répondre ironiquement par la musique, que lourdement par de longs discours pamphlétaires, Ligeti propose en 1978 (avant un silence d'un lustre), deux courtes pièces décalées pour le clavecin : La Passacaglia Hungarese dédiée à Eva Nordwall semble, avec distance, ironiser sur le renouveau baroque, avec cet hommage «détraqué» à Frescobaldi, l'avant-gardiste du passé. On croit entendre une relecture déjantée des fameuses cento partite sopra passacaglia du maître italien.

Hungarian Rock dédié à Elisabeth Chojnacka, reprend sous un autre jour la formule de la basse obstinée. Une mélodie directement issue du folklore magyar est exposée à la main droite façon pop-song, une pulsation de base (9/8 divisé en 2+2+3+2), à la main gauche reprend le schéma des « rythmes bulgares » cultivés par Bartok dans le scherzo central de son cinquième quatuor, le tout débouchant en la coda sur une sorte de choral et une résolution ultime faussement tonale. Cette œuvre semi-parodique et quelque peu grinçante, demeure paradoxalement l'un des plus grands succès du compositeur, même auprès des mélomanes peu friands de musiques actuelles.

Silence relatif et renouveau

Entre 1978 et 1982, Ligeti ne compose officiellement rien, ou plutôt travaille constamment, mais rejette plusieurs centaines d'esquisses. Il s'agit d'une « crise » non pas personnelle, mais générationnelle pour les compositeurs les plus éminents de l'école de Darmstadt. Il décide enfin de rompre en juin 1982 avec cette disette conceptuelle comme avec la ligne de démarcation entre avant-garde et nouvelle simplicité. C'est un changement de paradigmes développés selon trois « nouveaux » axes d'intérêts : la musique mensuraliste de l'ars nova et de l'ars subtilior tel que développée par les compositeurs entre la mort de Guillaume de Machaut et l'émergence de Guillaume Dufay ; la musique de l'Afrique subsaharienne, et sa descendance sud-américaine, telle qu'explorée par l'ethnomusicologue Gerhard Kubik, avec des concepts polyrythmiques se déroulant hors du principe occidental de la barre de mesure ; enfin et surtout, une incidence « mathématique » avec entre autres les patterns spatiaux, la topologie, et l'exploration des fractales telles que développées et déduites graphiquement par Benoît Mandelbrot et ses acolytes.

Le trio pour violon, cor et piano (1982) est le premier fruit de cette nouvelle réflexion. La date, et le choix de l'instrumentarium pour un résident hambourgeois, n'est pas sibyllin. A la veille du cent cinquantenaire de la naissance de Brahms, la formule reprend celle du fameux trio opus 40 du compositeur hanséatique. Certes les schémas de chacun des quatre mouvements s'inspirent des canons classiques préexistants, mais sont revisités par les acquis modernes. L'œuvre se veut expressive sans être néo-expressionniste. Il y a aussi des allusions folklorisantes : l'aksak balkanique, avec ses décalages chaloupés proche des rythmes latino-américains, dans le deuxième mouvement, le folklore tzigane de loin en loin, dans le finale – de nouveau une passacaille !- à visée presque pathétique. Beethoven point même le bout de son nez dans la marche « déréglée » du troisième mouvement et par une pseudo-citation de la sonate les Adieux tout un symbole ! Mais surtout, Ligeti veut rechercher les couleurs spécifiques de chaque instrument. Si le piano est accordé en tempérament égal, le violon base non seulement son accord mais tout son jeu sur des quintes pures, et la partie de cor à piston se souvient par son jeu sur les harmoniques des sonorités des cors naturels, Ligeti ayant un moment penser utilisé divers cors naturels accordés différemment – comme il le fera bien plus tard dans le concerto hambourgeois. Les rencontres harmoniques ainsi produites entre les trois instruments s'avèrent saisissantes.

S'en suivront, l'année suivante, deux œuvres pour chœur a capella, les premières depuis le Lux Aeterna. Les trois fantaisies d'après Hölderlin, très expressives, sont pensées sur le plan de l'écriture polyphonique quasi labyrinthique, dédiées au chœur d' Eric Ericson, tandis que les trois études Magyares pour la Schola Cantorum de Stuttgart de Clyttus Gottwald (d'après des poèmes de Sander Weöres, sorte de transfiguration du quotidien et du banal objectal, un peu à la manière d'un Francis Ponge en langue française) réunissent un canon rythmique très rapide se dissolvant peu à peu en longues tenues (le texte décrit la fonte d'un glaçon transmué en flaque), un concert « madrigalesque » (Ligeti dixit) de grenouilles, et enfin une description très réaliste d'une fête foraine par éclatement du chœur en cinq petits groupes à la manière d'un Charles Ives.

Les dix-huit études pour piano (1982-2001) rédigées sur deux décennies et distribuées en trois livres (le dernier inachevé) renouent avec la tradition « romantique » et « postromantique » de l'étude de virtuosité et de subjectivité : un retour à une certaine tradition dans la modernité bien dans l'air du temps. Simple constatation, Maurice Ohana compose ses douze études d'interprétation pour piano à l'époque (1982-85) de la finalisation du premier livre ligetien. Mais ce sont aussi les reflets des préoccupations esthétiques constantes du maître : citons la superposition des « couches « musicales rythmiques ou « mélodiques » dans de nombreuses études ; l'illusion rythmique parfois quasi stroboscopique, notamment par la technique des touches bloquées comme dans l'Étude III ; l'illusion d'un espace musical « coincé » entre mouvement et l'immobilité (Étude IX- Vertige) ; l'explorations des les capacités techniques de l'interprète poussée dans leur dernier retranchement – étude X – der Zauberlehring (l'apprenti-sorcier) ou XIII, l'Escalier du diable).

L'influence de la petite cinquantaine d'études pour piano pneumatique de Colon Nancarrow (1912-1997) d'une surhumaine exigence de conception est patente, l'Etude XIV Coloana infinita dans sa version originale dépasse les limites physiques de l'interprète et ne peut telle quelle être exécutée sur piano mécanique, même si le compositeur en donnera une version simplifiée exécutable. A l'inverse, il existe des réalisations mécaniques d'études parfaitement jouables par un pianiste « physiquement présent » dans leur conception originelle.

Une autre ascendance troublante et peu mentionnée jusqu'à présent st celle de la pionnière américaine Ruth Crawford Seeger (1901-1953), notamment la fameuse Piano Study in mixed accents, dont Ligeti semble se souvenir dans l'étude I, désordre dont le propos est aussi l'opposition entre diatonique et chromatique, et plus encore dans la diversité des accents à la manière de « supersignaux » décalés aux deux mains dans l'étude VI, automne à Varsovie. Mais l'inspiration peut aussi être très différente : l'étude II Cordes à vide, par son calme apparent et de plus en plus perturbé au cours de la pièce- semble s'inspirer tant de certaines pièces poétiques (les plus inspirées) de Satie voire de les œuvres glacées de Paul Hindemith, alors que de la référence à certains pianistes de jazz, révérés tel Bill Evans est patente dans l'étude XII Entrelacs. Bartok pointe son nez dans l'étude IV Fanfares, par le rythme ou dans la VIII Fem, (métal en hongrois), par la sonorité. Ailleurs, on pensera à l'évocation d'un gamelan javanais imaginaire (étude VII Galamb Borong).

Le troisième livre comprend seulement de quatre études d'études plus « calmes » et sereines (si on excepte l'étude XVII, à bout de souffle, quasi hystérique) et réexplore les diverses facettes de l'art canonique. La rédaction d'autres études, probablement envisagées, comme le laisse sous-entendre le maître au fil d'articles et d'interviews fin des années 90 sera hélas rendue impossible par la maladie (Pour plus de détails quant à l'analyse et l'esthétique de ces partition-mondes on se réfèrera au passionnant livre que Jean-François Boukobza leur a consacré, et publié aux éditions Contrechamps). Le concerto pour piano composé en deux salves (1985-86, pour les trois premiers mouvements, puis 1987 pour les deux derniers) tient compte de nombreux concepts mis en œuvre dans le premier livre de six études, tout en développant à l'orchestre de nouveaux modules harmoniques et de nouveaux sortilèges de sonorités.

Anatomie d'un chef d'œuvre

Fin des années 80, le violoniste et pédagogue allemand d'origine bulgare Saschko Gawriloff, par ailleurs créateur du trio de 1982, sollicite Ligeti pour un concerto de violon. Le maître avoue moins bien connaître la technique et les ressorts expressifs de l'instrument que ceux du piano, et se plonge alors dans l'étude approfondie des grandes sonates et des concerti les plus importants du passé. Mieux même : non seulement il va appliquer à sa nouvelle œuvre ses propres conquêtes de la dernière décennie mais va en élargir la portée : il détempère – hors de toute considération « occidentale » – complètement l'ensemble de vingt-deux musiciens encadrant le soliste (outre le Konzertmeister et le premier alto sont accordés en scordatura, on mentionnera le recours à des instruments à hauteur inexacte – flûtes à coulisse, ocarinas , notamment lors de l'énoncé fantomatique en cantus firmus du principal thème, au cœur du Hoquetus façon Machault du deuxième mouvement: ajoutons-y l'utilisation des cor et trombone naturels pour pimenter l'harmonie globale) : le tout donne souvent l'impression d'une sonorité improbable, « inaudite », quasi lunaire. On est également sidéré de lire Ligeti himself énumérer au fil de ses conférences les références de son orchestration : le Stravinsky des Symphonies d'instruments à vents, le Chostakovitch de la quatrième symphonie, ou le Claude Vivier de Bouchara ou Zipangu, alors que tout cela , avec ce côté intériorisé, sonne finalement très Ligeti » avant tout et que ces références demeurent plus scripturales qu'auditives tellement elles sont assimilées, fondues à un grand tout.

Au fil de ce labyrinthe sonore, à chacun des auditeurs de tirer son propre fil d'Ariane exploratoire. Difficile, pour nous, de ne pas évoquer le final du trio de Ravel, avec ce miroitement harmonique tout en arpèges de l'incipit, le souvenir de la sonate pour violon seul de Bartok à l'orée du deuxième temps, l'efflorescence d'un Szymanowski au gré de l'intermezzo central, l'ombre d'Alban Berg mêlée à celle de Biber au fil de la pénultième Passacaglia, voire la jonglerie du Stravinski le plus ludique, celui du concerto pour violon au fil du final. In Fine, voilà, au-delà de toute référence avouée ou simplement suggérée, bien un authentique chef d'œuvre, hautement original, au-delà de toute concrétion d'acquis et d'idées théoriques, livresques ou pratiques reçues.

Les dernières années, diversement fertiles

Parallèlement à la finalisation second livre d'études pour piano, et la réalisation partielle du troisième, puis à la révision de fond en comble du Grand Macabre, Gyorgy Ligeti mène à bien plusieurs importants projets. La sonate pour alto seul (1991-94) fut pensée par à-coups – au départ du Loop, actuel deuxième temps de l'œuvre, composé en hommage à Alfred Schlee, le mentor d'Univesral Edition, – et en référence au jeu flamboyant de Tabea Zimmermann. Elle procède tant de l'esthétique de la suite baroque (la chaconne dansante finale) que d'une digestion d' une sorte de folklore imaginaire mondialisé issu de la Transylvanie, des Balkans ou du Rajasthan, selon les humeurs, par une projection harmonique détempérée, purement acoustique. Le compositeur base celle-ci sur une (virtuelle) cinquième corde grave de l'instrument – accordée une quinte plus bas, donc en fa – dictant la répartition par quintes pures des harmoniques naturelles de l'instrument, jusqu'à la treizième dans le mouvement liminaire, lesquelles sonnent « faux » dans notre tempérament égal actuel mais parfaitement « justes » dans la pensée « populaire », au sens noble du terme. En fait, avec cette sonate, qui tient beaucoup dans son architecture de la suite baroque (en six mouvements), Ligeti tutoie non seulement son maître Sandor Veress (auquel il rend hommage au fil du troisième mouvement Facsar) mais aussi confère à l'istrument « grand frère », une sonate à l'égal de celle, pour violon seul (1944), de Béla Bartόk – la lamento en guise de pénultième mouvement en témoigne Bartok , le précurseur des micro-intervalles, – censurés donc trahis – par le créateur de ladite sonate Yehudi Menhuin, mais réhabilités par exemple par un André Gertler.

L'Hamburgisches Konzert (1998-2002) est dédié au troisième des solistes du trio de 1982, et par-delà, à la remarquable corniste allemande Marie-Luise Neunecker. Ligeti, « las du chromatisme, (y) recherche un diatonisme non tempéré », poussé dans ses derniers retranchements. Au cor principal, jouant alternativement au fil des sept « moments » de l'œuvre du cor à piston en fa, en si bémol et du cor naturel, sont adjoints quatre cors naturels dont l'accord change d'un mouvement à l'autre, doublés par deux cors de basset qui, eux, jouent « tempéré ». S'en suit un catalogue d'harmonies déjantées, tantôt consonantes, tantôt plus disharmoniques, mais toujours nimbées d'une sonorité tantôt coruscante, tantôt de velours. La partition toutefois, eu égard aux exceptionnelles réussites du concerto pour violon ou de la sonate pour alto seul, malgré des instants décoiffant et une indubitable gourmandise sonore, tient plus du catalogue d'effets que d'une pensée musicale menée, ailleurs, dans l'accomplissement de ses plus infimes conséquences.

Ligeti prend quasi congé de son auditoire avec Síppal, dobbal, nádihegedűvel (avec sifflets, tambours et violons-roseaux), dont le titre renvoie tant à une comptine d'enfant hongroise datant de l'occupation turque de la Hongrie que sans doute du premier temps de la suite En plein air de Béla Bartόk. Le cycle rend une dernière fois hommage à la poésie de Weöres, qui prend des accents asiatiques pour « Kinai templon » (« temple chinois ») ou Kuli (portrait de la solitude et de l'agressivité d'un paria oriental). La mezzo-soprano grave est accompagnée de quatre percussionnistes maniant aussi flûtes à coulisse ou harmonicas chromatiques. Œuvre ultime, faite de dépouillement, tantôt sarcastique, tantôt réellement émouvante, elle est quasi le dernier témoignage totalement accompli d'un génie créateur au soir de sa vie. Quelques mois plus tard, Ligeti, toujours très discret quant à sa vie intime et son état de santé, sombrera dans la maladie. La famille et son entourage ne souhaiteront jamais communiquer à cet égard, démarche que tout un chacun doit respecter. Le compositeur décède dans sa maison viennoise le 12 juin 2006.

Reste, à l'aune de ce centenaire, l'œuvre et la pensée protéiformes d'un compositeur de génie, laissant un catalogue quasiment sans déchet, doublé d'un communicateur et d'un pédagogue hors pair. Car Ligeti demeure un chantre de la liberté par delà tous les dogmes, tonaux, atonaux ou sériels. Il a toujours laissé à chacun de ses disciples le pouvoir de devenir ce qu'il était, sans aucune interférence épigonale. D'ailleurs, son propre fils Lukas, né à Vienne en 1965, élève d'Erich Urbanner, compositeur et improvisateur passionné de jazz, de musiques ethniques perpétue en quelque sorte, sans doute plus par le mode d'action et de pensée que par les réalisations factuelles, la philosophie esthétique et l'art de vivre et de penser prodigués par son père.

Crédits photographiques : (1923-2006) © Otto Breicha ; Manuscrit de la première étude pour piano « désordre » © Editions Schott

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György Ligeti aurait eu 100 ans le 28 mai 2023. L’occasion est belle de porter un regard de synthèse sur la vie et l’œuvre de ce génie, à la fois compositeur, concepteur, commentateur, analyste et pédagogue, maître du son nouveau. Pour accéder au dossier complet : György Ligeti, pour un centenaire

 
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