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György Ligeti, du Nouveau Monde à un Monde nouveau

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György Ligeti aurait eu 100 ans le 28 mai 2023. L’occasion est belle de porter un regard de synthèse sur la vie et l’œuvre de ce génie, à la fois compositeur, concepteur, commentateur, analyste et pédagogue, maître du son nouveau. Pour accéder au dossier complet : György Ligeti, pour un centenaire

 

La première commande « officielle » passée à par une institution d'outre-Atlantique demeure assez tardive : ce sont les Ramifications (1968-69) pour douze cordes solistes, dédiées à la mémoire de Serge et Nathalie Koussevitzki et dont le manuscrit appartient en conséquence à la librairie du Congrès à Washington.

Ramifications, œuvre de Claude Hardenne © Claude Hardenne

Incidences américaines (1969-1976)

L'effectif est inégalement réparti en deux groupes accordés différemment, l'un au traditionnel la3 à 440 Hz, le second un petit quart de ton au-dessus (la3 à 453 Hz). D'une durée d'environ neuf minutes environ, elles cultivent une polyphonie très enchevêtrée qui, à certains points de segmentation, se séparent pour de nouveaux parcours – d'où le titre – vers de nouveaux points de rencontre débouchant, à l'infini, sur de nouvelles orientations. On notera que quelques années plus tard, Xenakis, de même, mais dans un autre contexte, cultivera les motifs en « arborescences ».

L'œuvre n'utilise pas, stricto senso, les quarts de ton, mais use plutôt de micro-intervalles rendus à dessein relativement aléatoires par la nouvelle conquête ligetienne : la déviation d'intonation. L'agitation fébrile, dans la lignée du second quatuor, et dans ce cadre infra-chromatique, révèle un halo harmonique de « goût fort » selon le compositeur, « décadent » « comme en putréfaction » (sic), toujours assez assez fascinant plus d'un demi-siècle après leur composition, donnant l'impression d'une audition « trouble », « tachiste », comme nous pouvons tous au petit matin avoir une vision « brouillée » à l'ouverture de nos paupières.

Tout en gardant un pied en Europe (il sera nommé professeur en l'école supérieur de Hambourg l'année suivante), Ligeti est désigné en 1972 compositeur en résidence de l'Université de Stanford. En Californie, il peut se libérer d'un certain poids de l'histoire et de la tradition, goûter aux premiers pas de l'informatique musicale avec John Chowning et découvrir des mondes musicaux inconnus. En son commentaire de son concerto pour flute, hautbois et orchestre (1972), très fluorescent par ses couleurs infrachromatiques et ces intonations aléatoires (incidence des nouvelles techniques instrumentales des bois développées dans le traité New sound for woodwind de Bruno Bartolozzi), le compositeur cite en référence Harry Partch (1901-1974), connu la mise au point pour son échelle sonore à 43 (!) degrés par octave, et grand inventeur d'instruments totalement « détempérés »: des préoccupations analogues aux siennes et une certaine connivence d'esprit – à des décennies de distance.

Harry Partch et ses instruments en 1955 © Fred Lyon

Toujours présent sur le Vieux Continent, mais désormais citoyen du Monde, Ligeti livre pour le festival de Graz, en octobre 1973, l'une des partitions les plus poétiques, Clocks and Clouds, dédiée à la mémoire du musicologue Harald Kaufmann. Pour chœur de 12 voix de femmes et petit ensemble, elle est une magnifique synthèse de ses nouvelles conquêtes. Le titre (« des montres et des nuages ») fait allusion, par métaphore, à un chapitre-conférence du recueil La Connaissance objective du philosophe historien des sciences Karl Popper, et consacre l'opposition du temps-time, avec l'incidence précise et ses mécanismes inflexibles d'horloger, et le temps-weather, avec ses phénomènes indéterminés évoluant dans le vague estompé, relevant autant de l'aléatoire thermodynamique que de l'interprétation de l'observateur. Il y a donc un jeu d'échange permanent entre le tic-tac des horloges et la trame brouillée des « nuages » sonores, passant d'une entité musicale à l'autre. L'ensemble particulièrement lumineux tend à une consonnance nouvelle, ni tonale, ni modale, ni atonale, non sans une discrète mais efficace théâtralisation du propos.

Ligeti reçoit alors une commande de l'Orchestre symphonique de San Francisco pour son soixantième anniversaire : San Francisco Polyphony sera créée le 8 janvier 1975 en cette ville sous la direction de Seiji Ozawa. Pour grand orchestre (bois par trois, cuivres par deux, en sus d'une imposante percussion et des cordes en conséquence comme à l'habitude souvent très divisées), elle sera en fait sa dernière grande pièce d'orchestre. C'est une œuvre de synthèse plus que d'innovation, jouant plus sur une impulsion « mélodique » – au sens de l'œuvre éponyme de 1971 – voire d'un certain profilage thématique assez abrupt, aisément identifiable au fil de l'audition. Son final très brillant, « américanisé », presque opératique par son sens du suspense et son brutal cut-off, reflète une intégration très personnelle, autant des paradigmes de la musique répétitive du cru que des « collisions » orchestrales des grandes partitions de Charles Ives (on songe à Three Places in New England, ou à la quatrième symphonie).

L'année suivante, au beau milieu du triptyque pour deux pianos (monument , auto portrait avec Reich et Riley – et Chopin est là aussi – mouvement) composé pour les frères Kontarsky, l'incidence voire l'allégeance au mouvement répétitif américain sera plus prégnante encore, au sein de la (seule) pièce centrale.

Les années « Grand macabre » (1974-1978-1996)

Göran Gentel, directeur alors de l'Opéra de Stockholm, en marge de l'écriture et de la création des Nouvelles aventures, avait suggéré à Ligeti, dès 1965, de poursuivre dans la même voie du théâtre musicale, mais dans le cadre d'un grand opéra. Ligeti pense dans un premier temps à matérialiser Kylwiria, le pays imaginaire et monde fantasmagorique de son enfance, mais ce projet sans réelle trame dramatique, aurait répété le projet des Aventures et Nouvelles aventures et est rapidement abandonné. Le compositeur envisage entre 1969 et 1972, une solution mixte entre opéra et théâtre musical, avec l'adaptation d'un Œdipe, située en dehors du cadre antique, sorte d'action scénique rédigée dans un langage imaginaire mais facilement compréhensible de tous par le jeu des acteurs-chanteurs. Il en écrit le livret, tenant du story board « surcoloré » et dont la musique le contrepointant aurait été « directe et folle ». Gentele, qui avait été entretemps promu au Metropolitan Opera de New York, trouve la mort dans un tragique accident de voiture, en 1972 ; Ligeti décide alors que le projet est clos avec la disparition de son ami.

Il se met à la recherche d'un nouveau sujet d'opéra, en adéquation avec son « nouveau » style musical, à l'orée des seventies, en compagnie de Michael Meschke, directeur du théâtre de marionnettes de Stockholm, et de la décoratrice Aliute Meczies. Ligeti rêve d'un Jugement dernier tragicomique, avec suffisamment d'éléments de poésie abstraite mais aussi un théâtre de l'absurde dans la mouvance d'Alfred Jarry : la Mort mise en scène le sera musicalement à distance comme dans le Dies Irae de son Requiem. La ballade du Grand Macabre (1934) du Bruxellois Michel de Ghelderode – que Ligeti connaît de nom par ses conversations à Darmstadt avec son ami le passionnant compositeur belge Jacques Calonne (1930-2022) – fera l'affaire, moyennant quelques adaptations universalisant par transposition « mondialisée », l'imaginaire et très flamande contrée du « Breughelland ». Le Grand macabre devient Nékrotzar (le tsar de la Mort) et l'épilogue, où la mort de la Mort – avec un accès quasi-garanti à un monde-paradis idyllique – n'est plus vraiment de mise, après l'évaporation du saltimbanque mi-gourou, mi-charlatan dans les vapeurs éthyliques. Demeurent ainsi ici-bas l'ivrogne Piet, l'astrologue Astradamors et son épouse Mescalina, le Prince Go-Go et ses improbables ministres le chef de la police Gepopo, ou les amants endormis Amando-Amanda (façon jardin des délices de Jérôme Bosch) tous maîtres de leur destin, et réunis en une somptueuse et déjantée passacaille finale, tirant la morale épicurienne de l'histoire : «  Ne craignez pas la mort, bonnes gens, elle viendra, mais pas maintenant ! Vienne l'heure, sonne le glas, vivez-jusque là dans la joie ! »

Le Grand Macabre, études de costumes et décors par Roland Topor © Diogenes Editions, Zürich

La partition constitue un somptueux collage des diverses « manières » de Ligeti jusqu'alors, avec un regard parfois grinçant et iconoclaste sur les mirages de l'avant-garde (ainsi les concerts de klaxon ouvrant les deux premiers tableaux), avec l'utilisation les poncifs opératiques les plus usés par une tradition multi-séculaire (tel le duo de l'endormissement des amants à la fin du premier tableau). L'œuvre sera revue et corrigée au fur et à mesure des productions, depuis la création à Stockholm en suédois, en 1978 devant un parterre de critiques allemands n'y comprenant que dalle par l'obstacle de la langue, jusqu'à sa reformulation définitive (sur un livret anglais) de 1996, coupant pas mal de dialogues parlés pour une partition musicale beaucoup plus étoffée et plus étroitement corrélée à l'action scénique.

Certains esprits grincheux n'y verront que pornophonie ou enchaînements d'actions scabreuses, délibérément obscènes. La critique à la création française à l'Opéra de Paris en 1981 dans la mise en scène de Daniel Mesguich, sera grincheuse, dans une terminologie rappelant celle de la Pravda au sujet de la « cacophonie » de Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch en d'autres temps et lieux ! Certains chroniqueurs, dotés d'une étonnante clairvoyance, promettent à l'opéra « très peu d'avenir ». Moins d'un demi-siècle plus tard, Le Grand Macabre a fait l'objet d'une bonne trentaine de productions de par le monde. Épinglons-en quelques-unes.

Sans doute la mise en scène et les décors et costumes de Roland Topor (Bologne 1979) était la plus proche des volontés premières du compositeur, par une proximité d'univers et de créativité, une véritable communion d'esprits de ces deux grands artistes. A la création de la version définitive au festival de Salzbourg en 1997 (reprise l'année suivante au Théâtre du Châtelet en février 1998), Ligeti pique une sacrée colère à l'encontre du metteur en scène Peter Sellars, qui déplace trop matériellement, donc à contre-sens, l'action dans l'enceinte de Tchernobyl et dans l'environnement de la centrale nucléaire ukrainienne sinistrée. Le compositeur se brouille aussi avec le grand chef d'orchestre Esa-Pekka Salonen, soutien intègre du metteur en scène, avec à la clé l'abandon d'une Ligeti-Edition en cours de parution sur disques à l'époque chez Sony…

L'opéra peut bien mieux se prêter à de magnifiques mises en scène fantasmagoriques, usant au mieux des technologiques actuelles, telle la production de la Monnaie en 2009, en création belge, dans la mise en scène visuellement très inventive d'Àlex Ollé (La Fura dels Baus), et dans les somptueux décors d'Alfons Flores.

Le Grand Macabre dans la mise en scène d'Alex Ollé, 2009 © La Monnaie de Bruxelles

Le Grand Macabre en revient presque malgré lui, (Ligeti parle d'un anti-anti-opéra à son égard) à la tradition du genre dont il démonte ironiquement les rouages et les ressorts dramatiques, et est, en creux, une métaphore de la position du compositeur « moderne », « innovant » face à la « tradition». Comment aurait évolué le genre opéra sous cette plume alerte, intelligente, originale et corrosive ? Nul ne le sait puisque les projets d'adaptation caressés un moment, autour de la Tempête de Shakespeare puis des divers volets des aventures d'Alice selon Lewis Caroll (grand centre d' intérêt et d'inspiration pour le compositeur) ne dépasseront pas l'état de projets ou d'ébauches. Seuls reliquats, les Non-sense madrigals de 1988-1993, dédiés aux et créés par les fabuleux King's singers conçus dans l'héritage de l'humour absurde british et mettant entre autres en musique des textes de Caroll, peuvent donner une vague idée de ce à quoi aurait pu aboutir ce dernier projet inabouti.

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